LES FEUX SAUVAGES
Jia Zhangke
par Cédric Laval
Pour qui se jette dans le dernier film de Jia Zhangke sans filet, c’est-à-dire sans rien connaître du projet ni de son processus de création, les premières séquences des Feux sauvages peuvent sembler cryptiques. La texture des plans, tantôt granuleuse, tantôt lisse, nous questionne sur le médium utilisé (caméra 35 mm ? caméra numérique ? vidéosurveillance ? etc.) aussi bien que sur le régime des images présentées : sommes-nous face à un documentaire ou face à une fiction ? Sur le plan de la mise en scène, également, de lents panoramiques ou des travellings descriptifs, sans individualisation des personnages ni amorces narratives, alternent avec des scènes plus posées, où l’on rencontre une jeune femme, Qiaoqiao, incarnée par l’égérie du cinéaste, Zhao Tao, dont nous suivrons l’histoire d’amour tumultueuse avec Bin (Zhubin Li). Cette juxtaposition d’une approche documentaire, filmant le quotidien de travailleurs dans la ville chinoise de Datong, et d’une fiction articulée autour d’une histoire d’amour, fait songer à Sans soleil de Chris Marker, sans susciter toutefois la même adhésion spontanée que cet illustre précédent.
La faute, sans doute, à un sentiment de distance, voire de perplexité, accentué par des pans entiers de dialogues non traduits, comme si l’important était moins de comprendre que de s’immerger dans une réalité éloignée de la nôtre, tantôt festive, tantôt nourrie de la banalité du quotidien. Cette impression se voit encore amplifiée par la dimension expérimentale de l’œuvre, dont le manque d’unité organique fait obstacle à l’adhésion : si les images sont de qualité diverse, la prise de son, aussi, peut être à l’avenant, et certains effets stylistiques (ralentis, surimpressions d’images, recadrages brusques, etc.) semblent relever d’une intention nébuleuse. C’est ici qu’il est utile de connaître le processus de fabrication des Feux sauvages : créé à partir de rushes tournés il y a plus de vingt ans, le film est constitué de morceaux de vie, captés pour des projets antérieurs par le réalisateur, son actrice principale et son chef opérateur Yu Lik-wai, avec l’aide de différentes caméras… et il a fallu attendre le confinement de 2020 pour que Jia Zhangke réussisse à tisser une trame narrative autour de ces rushes, pour aboutir au film qui nous est proposé.
En l’état, le film est donc avant tout un témoignage précieux sur l’évolution de la Chine contemporaine, à travers le prisme d’une histoire d’amour qui en constitue un simple prétexte plutôt que l’impulsion décisive. On retrouve, dans ce témoignage, le regard critique d’un cinéaste qui aime autant son pays qu’il en déplore certaines dérives. Ainsi de cette séquence où Jia Zhangke filme un « Palais de la culture des travailleurs » en état de délabrement avancé, affichant sur ses murs l’inscription devenue ironique : « un goût de la beauté du monde » ; au sous-sol de l’édifice a été relégué un portrait de Mao dont on ne sait plus que faire. L’ironie du cinéaste se manifeste aussi, de manière plus discrète, lorsqu’un long travelling urbain se termine sur une poubelle ; ou encore, par l’entremise d’un raccord cut, lorsqu’il juxtapose un plan montrant une taïkonaute adulée, avec celui d’une poupée désarticulée, dans les décombres d’un bâtiment. Parfois, la critique s’immisce dans le film à travers les paroles désillusionnées d’une chanson entonnée par un personnage ; ou bien, nouveau symptôme de l’ironie en action, la désignation de Beijing comme ville olympique est célébrée par un hymne de la victoire dont les paroles sont… en anglais ! Le cinéaste se permet aussi un retour à Fengjie, où fut tournée l’une de ses œuvres emblématiques, Still Life (2006), reprenant le fil d’un discours critique, amorcé vingt ans auparavant, sur la submersion de la ville à la suite de la construction du gigantesque barrage des Trois-Gorges : un exproprié brandit la pancarte « Injustice » tandis que les plans d’une ville fantôme se succèdent, où les derniers habitants errent au milieu des taudis.
Ce retour en terrain connu fixe l’une des notes principales des Feux sauvages, celui de la nostalgie. Nostalgie, d’abord, d’un tissu social fondé sur la notion de communauté. Les images les plus heureuses renvoient à des moments de partage (des femmes chantent en chœur dans l’une des premières séquences, des travailleurs prennent une photo collective tout sourires) ou de solidarité (des femmes confrontées à des situations difficiles s’entraident, unies par la même foi). Vingt ans plus tard, dans le dernier segment du film, situé en 2020, ce tissu social s’est déchiré, et le confinement imposé par l’épidémie de COVID aussi bien que l’omniprésence des masques semblent l’aboutissement logique d’une déliquescence des relations humaines, à laquelle fait écho celle du couple Qiaoqiao / Bin. Associée à cette tonalité nostalgique, la critique adopte à l’occasion des accents passéistes, notamment lorsque Jia Zhangke s’en prend à un influenceur sur TikTok, ou lorsque deux séquences se font écho : dans le passé, Qiaoqiao croise le chemin d’un jeune homme qui affirme pouvoir lire son avenir dans les traits de son visage, et engage avec elle un échange qui la tire de sa solitude ; en 2020, c’est un robot qui se livre au même exercice, mais s’avère incapable de la moindre prédiction, désorienté par le port d’un masque devenu obligatoire, et incapable de lire quoi que ce soit dans les yeux de l’héroïne. Encore plus prégnante est la nostalgie du cinéphile en face de l’œuvre-somme d’un cinéaste revisitant les fantômes de ses œuvres antérieures, tout en portant témoignage sur le visage vieillissant d’une actrice qui partage sa vie.
Le processus de tournage, amenant à filmer son actrice principale sur un empan de vingt ans, peut faire songer à Boyhood de Richard Linklater. Mais là où le réalisateur américain filmait l’épanouissement d’un jeune garçon hors de sa chrysalide, son homologue chinois creuse le sillon de la mélancolie, conférant au film un impact réel, au-delà de son originalité de façade. Documentaire musical autant que film de fiction, les chansons y jouant un rôle non négligeable, Les feux sauvages témoigne du fossé qui se creuse entre les hommes et les femmes, aussi bien au niveau macrosocial (peu de scènes réunissent harmonieusement les deux sexes, sinon pour quelques scènes festives non dénuées de rapports de force) qu’au niveau fictionnel. Qiaoqiao n’a aucune ligne de dialogue dans tout le film, et les échanges entre elle et son amant sont médiatisés par un téléphone ou par l’ajout d’intertitres, proches du cinéma muet, comme si les deux n’étaient plus capables de se parler autrement que par écran interposé. Il émane de ce dispositif une tristesse que viennent souligner le déclassement social, les larmes, les gestes mesurés des dernières séquences, comme ce lacet défait que Qiaoqiao prend le temps de refaire sur la chaussure de son ancien amant. On peut regretter toutefois que la mélancolie soit plus intellectuelle que viscérale, accessible aux happy few qui (re)connaissent le visage de l’actrice Zhao Tao et ses liens intimes avec le cinéaste, pleinement perceptible si l’on a accès aux informations relatives à la conception de l’œuvre. On peut regretter, plus globalement, le manque d’unité du film, aussi bien formelle qu’idéologique, débouchant sur une séquence finale et un intertitre ambigus : « Just standing up in the land of my birth. » Allégeance nationaliste ou ultime trait d’ironie ? La richesse du cinéma de Jia Zhangke se situe dans l’espace de cette hésitation. Mais sa limite aussi.
15 mai 2025