LES FILLES D’OLFA
Kaouther Ben Hania
par Gérard Grugeau
Basée sur un fait divers qui a défrayé la chronique à Tunis en 2006, l’histoire de la famille Hamrouni pourrait tenir d’un contre cruel. Olfa, entourée de ses deux filles cadettes, Eya et Tayssir, vit dans le souvenir douloureux de la disparition de ses deux aînées, Rahma et Ghofrane, qui « ont été dévorées par le loup ». Comme nous l’apprendrons, le loup a ici une teneur politique puisqu’en pleine crise d’adolescence, les deux jeunes filles voulant braver les interdits seront embrigadées par Daech avant de finir emprisonnées dans les geôles libyennes. Pour dire les origines de ce drame familial où se croisent la grande et la petite histoire, Kaouther Ben Hania (Le challat de Tunis, La belle et la meute) s’appuie sur un dispositif hybride, souvent frontal, qu’elle installe à la jonction du documentaire et de la fiction. Une façon pour la cinéaste tunisienne d’essayer d’embrasser le réel dans toute sa complexité pour en restituer les multiples perceptions contradictoires, et ce, quitte à prendre le risque que la restitution de l’impensable ne bute sur ses propres limites.
Serti dans un écrin d’ombre et de lumière, d’amour et de violence, Les filles d’Olfa est une expérience de cinéma singulière où la caméra participe d’un art du dévoilement qui met à nu avec une rare force d’ambiguïté le petit théâtre de la cruauté à l’œuvre au sein d’une famille dysfonctionnelle. Afin de révéler les blessures au coeur de ce gynécée sous tension, la cinéaste fait appel à deux jeunes actrices pour incarner les adolescentes disparues et à une troisième comédienne qui se substitue à Olfa lors des interactions trop émotives. À l’issue d’un long travail préparatoire effectué en amont, les séquences s’organisent ainsi, multipliant entrevues et confidences, jeux de rôles et scènes de reconstitution avec confrontation de points de vue. Il y a, comme l’a souligné la cinéaste en entrevue dans le Courrier international du 5 juillet 2023, une approche presque brechtienne dans ces rituels théâtralisés et la mise à distance de ces vies fracassées. Avec ses dédoublements dans le cadre, la fiction se veut un lieu de reconstruction cathartique alors que le film, porteur d’une réflexion sur les mises en abyme du jeu de l’acteur, affiche toute son artificialité. Ce travail d’exploration – et d’excavation – replié sur ses zones de silence et d’opacité surprend le plus souvent par ses enjeux dramatiques en terrain miné, tout en ouvrant sur des moments de vérité ou d’autodérision que seuls des survivants d’un enfer aussi intime que politique peuvent donner à la caméra.
Si le film creuse sans fard le thème de l’éducation et de la transmission au sein de la famille, il le fait en montrant que les mères sont ici le produit d’une société et d’une culture qui maintiennent le corps des femmes dans la honte et la répression du désir. Par l’intériorisation du discours patriarcal, les femmes reconduisent l’oppression dont elles sont victimes, comme en attestent les conflits qui émaillent les rapports entre Olfa et ses filles, alors que les hommes déficients ou bourreaux (un seul acteur les incarne tous) occupent l’arrière-plan tout en faisant sentir le poids de leur omniprésence. À ce conditionnement social générateur de violences physiques et psychologiques vient se greffer un sentiment de fatalisme et de malédiction qui pèse sur les générations. Habitée par la peur, Olfa se reproche de ne pas avoir su protéger ses filles, telle une Médée des temps modernes qui aurait toutefois réussi à faire sa petite révolution personnelle en s’émancipant de son mari. Difficile en effet pour les femmes de trouver leur place au sein d’une société placée sous l’autorité des hommes, une société jadis plus progressiste, mais aujourd’hui guettée par le rigorisme religieux. Les filles d’Olfa montre comment les prédicateurs parviennent à canaliser le désir de rébellion d’une jeunesse en perte de repères qui peut alors se radicaliser. Là réside la force politique du film qui, à partir du microcosme de la famille, dit l’ampleur d’un malaise sociétal aux ramifications perverses.
Il va de soi que l’hybridité du dispositif mis en place par Kaouther Ben Hania tend à cerner ce qui n’est pas de l’ordre du visible et qui s’exprime à la faveur de ces flux d’amour et de violence verbale entremêlés qui se déversent à la caméra. Dans cette écriture à même le chaos intime des individus se cache une constante détermination à faire advenir l’obscur. Grâce à l’apport des médiateurs, plusieurs séquences trouvent ainsi leur voie vers l’invisible en éclairant des paysages autobiographiques aux contours parfois drolatiques, mais le plus souvent horrifiques : une photo de nu sujette à mésinterprétation ; le récit d’une nuit de noces détourné de sa sauvagerie par l’humour et l’esprit rebelle d’Olfa dont la vie sera néanmoins brisée par les hommes ; une séquence où Eya parle à mots couverts des abus sexuels que lui a infligés l’un des compagnons de sa mère, séquence qui a d’ailleurs failli disparaître au montage mais que la jeune fille a tenu à sauvegarder à l’écran contre l’avis du comédien masculin. Ce dernier exemple en dit long sur l’exercice délicat qui s’est joué au tournage, révélant au passage les angles morts du dispositif et les limites de la résilience. Sans compter que le film dans son déroulement finit par se retourner contre la figure d’Olfa, mise régulièrement au banc des accusés.
Dans un tel exercice, la caméra n’est bien sûr pas neutre. Par sa présence, elle induit un espace à la fois de complicité et de séduction, inscrivant dans la trame du film des instants de flottement où la parole tend à louvoyer. L’état de pression mentale dans lequel se débattent les protagonistes ne peut que générer des stratégies d’évitement que le dispositif vient exacerber. Dans son désir de trouver le chemin d’une forme d’apaisement, Les filles d’Olfa n’échappe pas à ce travers, mais, grâce à sa construction éclatée et ses subtils jeux de miroirs, la caméra trouve souvent sa juste place pour accompagner les récits de souffrance et capter les élans d’une jeunesse indocile. De ce portrait de groupe sur fond politique, on retiendra l’émouvante sororité de ce quatuor de Tunis en quête d’une parole libérée, mais aussi la stupéfiante énergie vitale qui habite Olfa courant à perdre haleine après de petites victoires là où sa destinée se heurte constamment à l’implacable face-à-face entre les figures antagonistes du bourreau et de la victime.
19 janvier 2024