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Critiques

Les fleurs bleues

Andrzej Wajda

par Robert Daudelin

Wladyslaw Strzeminski était déjà un héros wajdien : tout dans sa biographie était susceptible de mobiliser le grand cinéaste polonais. Que l’histoire exemplaire de cet artiste et théoricien inclassable ait servi de matériau à Wajda pour nous faire ses adieux n’est évidemment pas fortuit. On peut même imaginer que le jeune Wajda a visité (avec enthousiasme!) la célèbre salle néoplastique créée et meublée par Strzeminski au Muzeum Sztuki de Lodz.

Wajda approchait les 90 ans quand il entreprit Powidoki. Il avait derrière lui une très longue carrière qui lui avait acquis depuis longtemps une place de premier plan dans l’histoire du cinéma de son pays, tout comme dans l’histoire du cinéma mondial. Il aurait très bien pu décider de se reposer, mais l’histoire de Strzeminski était trop belle, trop exemplaire, pour ne pas vouloir essayer de la raconter en une fiction très étroitement inspirée de la vie du peintre et de ses combats contre les apparatchiks, redoutables chiens de garde du réalisme socialiste.

Cinéaste engagé, compagnon de route de Solidarnosc, Wajda était aussi un grand lyrique, voire un romantique. Son ultime film, au-delà de son écriture très classique, nous parle aussi de ces deux composantes essentielles de sa personnalité de créateur. Si des œuvres ouvertement lyriques comme Le bois de bouleaux (1970), Les Noces (1973) ou Les Demoiselles de Wilco (1979) nous reviennent immédiatement en tête, elles ne devraient pas pour autant nous faire oublier le romantisme qui traverse Cendres et diamant (1958) et Tout est à vendre (1969), sans parler de l’extraordinaire Les Innocents charmeurs (1961), ce portrait troublant de la jeunesse d’après-guerre, étourdie et un peu perdue, à laquelle prêtent leurs visages Cybulski, Polanski, Skolimowski et Komeda. Dans le même ordre d’idées, n’y aurait-il pas une parenté troublante entre la mort du héros de Cendres et diamant, emmêlé dans les draps qui sèchent, et celle de Strzeminski, se débattant parmi les mannequins de son dernier emploi.

Strzeminski a aussi cette double appartenance : engagement inconditionnel (depuis ses années auprès de Malevitch et Tatine) face à son art, au risque d’en mourir (ce qui sera le cas), et engagement non moins inconditionnel en amour et en amitié : fidèle à sa femme, malgré leur séparation, il refuse l’amour généreux d’une de ses étudiantes pour perpétuer son couple au-delà de toute rationalité ; prêt à servir de bouclier à ses étudiants qui affrontent les fonctionnaires de l’École nationale des Beaux-Arts ; et d’une amitié indéfectible vis-à-vis du poète Julian Przybos.

Par ailleurs Strzeminski, bien que natif de Minsk, était profondément polonais et donc polonais par choix. Ce qui assurément touchait Wajda, lui-même si intensément attaché à son pays, malgré les déchirements et les souffrances que cet attachement lui avait apportés.

Pour toutes ces raisons les deux hommes sont frères. Frères aussi ils le sont dans leur rapport à leur art qui n’autorise aucun compromis. D’où la lecture presque autobiographique que l’on peut faire de l’histoire que nous conte Wajda : à travers les démêlés du peintre, à travers son entêtement à maintenir ses choix artistiques et son enseignement, c’est aussi son parcours de cinéaste (et d’enseignant) que Wajda nous propose de regarder. Ce film fragile, un peu académique diront certains, est cousu d’émotions : émotions d’un homme de 90 ans qui, évoquant la vie d’un peintre qu’il a sans doute beaucoup aimé, nous parle lui, de son art et de sa vie (bien remplie) qui s’achève.

Jusqu’à son dernier souffle, Andrzej Wajda nous aura entretenu de son pays, de « sa » Pologne. Si reconstitution de Lodz, de l’après-guerre au début des années 1950 (Strzeminski est mort en 1952), est précise et  bien documentée (le tableau que peint Strzeminski est un vrai tableau que l’on peut voir actuellement au musée Sztuki), elle n’en est pas moins très subjective, telle qu’elle a survécu dans la mémoire du cinéaste, avec ses lieux et ses objets, ses personnages typés aussi. La tristesse de Wajda, bien palpable à plusieurs moments du film, lui vient par ailleurs à n’en pas douter de la Pologne actuelle, rétrograde, inféodée à une Église catholique omniprésente, une Pologne qui, ses plaies à peine pansées, retombe dans ses pires travers. C’est aussi de cette Pologne-là que nous parle le dernier film du très grand, et essentiel cinéaste, que fut Andrzej Wajda.


29 mars 2017