Les fleurs oubliées
André Forcier
par André Roy
Les fleurs oubliées, le quinzième film d’André Forcier, sont d’une grande maturité. Avec sa belle unité, sa fluidité calme, sa douce ironie, cet opus est impeccable, splendide. Le film s’intègre parfaitement dans la filmographie de l’auteur, avec surtout les dernières réalisations telles que Je me souviens, Coteau rouge, Embrasse-moi comme tu m’aimes. Comme dans ces films, le réalisateur multiplie les personnages, entremêle leurs destinées, entrelace folie et sagesse, pour nous donner un portrait plus que contemporain du Québec. On connaissait chez Forcier le goût de la culture comme de la subculture québécoise, mais cette fois il étonne en se collant à un thème qui fait presque tous les jours la une des journaux tant écrits que télévisuels : l’écologie, la menace que fait peser sur la planète l’utilisation des pesticides dans l’agriculture. Mais si l’auteur touche à la protection de l’environnement, de ses défenseurs comme de ses contempteurs, il le fait sans jamais s’appesantir : pas de radotages ici, pas d’illustrations appuyées de thèses, pas de discours culpabilisants. Pourquoi le ferait-il d’ailleurs ? Ce qui l’intéresse, c’est de raconter une histoire, de poursuivre sa geste artistique consacrée aux petits et grands héros du Québec, qui forment une grande famille. Il ne donne pas un film-concept, mais un film-cœur sur ce qui unit une partie de la population dans son rapport à la beauté et à la nécessité de la nature. Le réalisateur n’a pas besoin de démonstrations ni d’explications pour montrer la terre en danger, seulement de sa verve et de sa créativité.
On retrouve donc la fantaisie et la poésie du cinéaste qui nous présente Albert (Roy Dupuis qui revient pour une cinquième fois dans l’œuvre de Forcier) en agronome en rupture de ban qui recueille son miel pour son hydromel à Mingan. Il revient à Montréal à bicyclette avec son chargement de bouteilles qu’il vendra à des bourgeoises qui, comme une volée d’oiseaux, accourent vers lui pour lui acheter son précieux nectar (la scène est réjouissante). Albert pollinise les toits de Montréal pour sauver les abeilles, aidé par son neveu et par la présence du frère Marie-Victorin (interprété par un Yves Jacques suave à souhait), qui honore très bien l’hydromel d’Albert. La résurrection du célèbre auteur de « La flore laurentienne » sera une des nombreuses touches fantasmagoriques (à la fois fraîches et étonnantes) qui parsèment le film, et dont l’acmé sera l’éclosion de ces fleurs oubliées qui, grâce à des semences spéciales, brilleront comme des néons (le réalisateur fait ici un détour par les effets spéciaux, qu’il n’avait à peu près jamais utilisés auparavant). Forcier se moque du naturalisme, et peut passer d’une scène réaliste à une autre, irréaliste, sans crier gare, comme celle qui nous plonge dans le Montréal des années 1940 quand le frère va dans le Red Light pour comparer le sexe des femmes au pistil des fleurs. Le cinéaste aime bien brouiller les pistes de l’Histoire, les réinventer comme il l’avait fait dans Je me souviens.
Va s’opposer à l’univers luxuriant et allègre d’Albert un autre, plus terre-à-terre, qui nous ramène à des situations contemporaines : à une entreprise agricole appartenant à la multinationale Transgénia (le nom dit tout) qui empoisonne la terre à coups de produits chimiques et qui, dans le même temps, intoxique des travailleurs mexicains. Un journaliste, Lili de la Rosbil (Juliette Gosselin), qui a un bébé, et une avocate, Mathilde Gauvreau (Christine Beaulieu), qui tombera amoureuse d’Albert, mènent une enquête sur Transgénia. Là aussi, le réalisateur s’en donnera à cœur joie pour stigmatiser le propriétaire de Transgénia (Donald Pilon, parfait) et son employé plutôt naïf (Gaston Lepage). Et Forcier de se permettre encore des envolées hors de la prosaïque réalité en faisant, par exemple, chanter dans son cercueil un Mexicain.
Par ses ruptures temporelles, sa transformation des personnages au fur et à mesure que la fiction avance, sa synchronicité avec les problèmes contemporains (et pas seulement écologiques), sa liberté de ton dans la mise en scène, cette fable chorale n’est en rien traditionnelle. Son questionnement sur les rapports entre l’économique, le social et le politique est porté par une esthétique qui place le film dans le sillage d’une moderne observation du monde et se signale par sa générosité, son empathie, sa perspicacité.
Québec 2019 / Ré. André Forcier, avec la collaboration de François Pinet-Forcier / Scé. André Forcier, François Pinet-Forcier, Renaud Pinet-Forcier, Jean Boileau, Linda Pinet / Ph. : Nathalie Moliavko-Visotzky / Mont. Élisabeth Olga Tremblay / In. Roy Dupuis, Yves Jacques, Christine Beaulieu, Juliette Gosselin, Émile Schneider, Mylène MacKay, Donald Pilon, Louis Champagne, Pascale Montpetit, Anne Casabonne, Gaston Lepage.,France Castel / 102 minutes / Dist. Filmoption International
25 octobre 2019