Je m'abonne
Critiques

LES GRAINES DU FIGUIER SAUVAGE

Mohammad Rasoulof

par Carlos Solano

Un film de fiction, quel qu’il soit, raconte toujours au moins deux histoires, celle qu’il met en scène et celle des conditions de son existence. Moins visible que la première, la seconde reste malheureusement trop souvent dans l’ombre. Idéalement, l’exercice de la critique ne devrait pas se limiter au jugement des évidences, au film tel qu’il se présente au regard, mais devrait également répondre à une deuxième exigence, à l’enquête et à l’observation du contexte dans lequel les films existent. Devant Les graines du figuier sauvage, le nouveau film du réalisateur iranien Mohammad Rasoulof, la critique ne peut ainsi pas rester sourde aux circonstances dans lesquelles, d’emblée, le film a connu sa première diffusion mondiale. Ce fut l’une des expériences marquantes du dernier Festival de Cannes : Rasoulof, malgré les menaces pénales qui pèsent sur lui en Iran, est parvenu à quitter son pays, à terminer le film dans la clandestinité et à se rendre à Cannes à la dernière minute, d’où il repartira avec le Prix spécial du jury pour ensuite trouver exil à Hambourg, en Allemagne. Qu’elle soit exogène au film, cette histoire ne doit pas être pour autant moins prise en charge par la critique : Les graines du figuier sauvage, bien au-delà du récit qui le traverse, ne parle au fond que de cela, de l’illégalité de sa production et de la précipitation dans lequel il a été tourné.

Conçu et tourné très rapidement à la suite de la sortie de prison de Rasoulof en janvier 2023, le film propose un discours courageux sur la répression d’État. Imam, un père de famille, est promu chef d’instruction alors que sa femme Najmeh et ses deux filles, Rezvan et Sana, assistent depuis leur chambre à l’avènement d’une révolution politique. Le récit évoque ouvertement les luttes de désobéissance civile lancées par les femmes iraniennes en 2022, mouvement connu sous le nom « Femme, vie, liberté ». Un tel sujet est rendu sensible, c’est-à-dire visible, par de multiples choix opérés par le film : essentiellement tourné en huis clos, dans l’appartement de la famille, l’espace confiné provoque l’imagination du hors-champ, celui des rues de Téhéran marquées par l’extrême répression policière exercée sur les femmes iraniennes.

Comment faire advenir à l’écran une telle violence alors qu’il est impossible, pour Rasoulof, de la restituer directement ? Plusieurs scènes montrent Rezvan et Sana, découvrant, impuissantes, depuis leurs téléphones portables et sur les réseaux sociaux, les images d’un peuple au bord de la déchirure. Empruntées au réel, et non reconstituées, ces images composent un tissu important du film, puisqu’elles interrompent brusquement le régime plastique institué et inscrivent le réel dans la fiction.

2 femmes se regardent avec inquiétude

Mais le film procède par mouvement inverse aussi, puisque Rasoulof convoque la puissance de la fiction pour dire ce que les images de témoignages réels filmés dans l’urgence des événements n’ont pas pu montrer : leurs conséquences immédiates sur la sphère privée. Par exemple, dans l’une des scènes les plus dramatiques du film, une femme défigurée par la brutalité policière se rend clandestinement dans l’appartement de la famille. Ne pouvant pas se rendre à l’hôpital de peur de se faire arrêter, elle est soignée par Najmeh dans une alternance de gros plans mêlant l’insoutenable à la tendresse. Si la scène (d’une évidente cruauté visuelle) dit haut et fort la violence injustifiée que le film aspire à accuser, elle raconte aussi l’importance de la solidarité entre femmes. C’est d’ailleurs l’une des grandes forces du film, si ce n’est son sujet central, l’entraide féminine en contexte d’oppression patriarcale. Rasoulof multiplie les jeux de regards, décrit les préparatifs d’une révolution silencieuse, imagine des formes d’organisation politique à petite échelle qui agissent comme un écho certain aux conditions clandestines dans lesquelles le film a été tourné.

En parallèle à sa vocation de film politique, Les graines du figuier sauvage ne dissimule pas, surtout à partir de sa deuxième partie, son adhésion aux formules du thriller policier. L’arme de service du père, révélée dès le départ pour ensuite faire l’objet d’une mystérieuse disparition dont les filles seront tenues responsables, devient fil conducteur de la trame. Le délire s’installe dans l’appartement, provoquant la colère du père et un renversement des enjeux du récit. L’évaporation de l’arme permet de métaboliser la répression sociétale en violence domestique et la révolution politique en destruction souhaitée du père. Ce transfert causal (très grossièrement psychanalytique) entre l’oppression patriarcale telle qu’exercée par l’État et le corps du patriarche frappe par son évidence mais permet au film d’employer la figure du père comme emblème physique à pulvériser. Le programme initial du film, qui se contentait de décrire les échos d’une révolution politique au sein d’une famille, est dépassé : désormais, combattre l’autorité, lutter contre un système de valeurs, oblige à se débarrasser d’abord du père, émanation du pouvoir dans la sphère de l’intime. Peut-être que le film n’encourage pas à prendre une telle directive au pied de la lettre ; il faut voir davantage ici, dans la figure du père, l’infigurable concrétisé, l’interdit de la représentation, à savoir la chute désirée du régime. Si les codes du thriller peuvent donner l’air de trivialiser un sujet grave pour les femmes iraniennes, c’est simplement que l’on n’a pas mesuré le risque encouru d’adopter une syntaxe hitchcockienne ailleurs qu’en Europe. Ce qui à nos yeux relève d’une facilité, peut-être d’un automatisme, ailleurs se révèle être un geste de pure résistance. C’est au rôle de la critique d’en indiquer la nuance.


16 janvier 2025