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Critiques

LES HERBES SÈCHES

Nuri Bilge Ceylan

par Gérard Grugeau

Lors d’une séquence de discussion le soir à la bougie dans un village perdu de l’Anatolie orientale enfoui sous la neige, un homme évoque l’arrestation de son père dont le seul souvenir qu’il garde se résume aux ombres vacillantes d’un feu se profilant sur le plafond de la maison familiale. L’enfant qu’il était alors en a tiré une leçon de vie voulant que l’important ne soit pas les événements, mais les choses invisibles qui se passent en nous. C’est précisément là, dans une succession de paysages intérieurs qui se vivent dans le paysage plus large de la marche du monde, que se joue la mise en scène tout en subtils glissements narratifs des Herbes sèches, le nouveau film du cinéaste Nuri Bilge Ceylan.

On ne s’étonnera donc guère que Samet (Deniz Celiloğlu), le personnage principal qui enseigne les arts plastiques dans cette région reculée de la Turquie d’où nous parviennent, étouffées, les tensions politiques d’un pays en crise, soit aussi photographe à ses heures, comme l’est d’ailleurs Ceylan lui-même. À plusieurs reprises, des portraits isolés par l’objectif de Samet viennent ainsi se greffer à la fiction comme autant de flashs mentaux. Un léger zoom avant tend alors à nous rapprocher des sujets qu’il immortalise dans des lieux dont ils sont l’émanation incarnée. Récurrente, cette figure esthétique s’inscrit en accord avec les enjeux qui traversent le film, soit un récit en quête de focalisation se distinguant par l’accumulation d’événements et de motifs qui résonnent d’une fois à l’autre de façon légèrement différente, faisant en sorte que le sens sans cesse remis en cause se dérobe, renvoyant constamment aux mystères de la nature humaine.

Cette construction chorale, filmée en longs plans fixes, rappelle la dramaturgie de la spirale chère à Tchekhov, un auteur qui hante tous les films du cinéaste turc depuis Kasaba (1997), l’opus fondateur. Une dramaturgie propre à tout un pan du patrimoine littéraire russe qui tient du théâtre de l’intime et creuse à l’envi le caractère insaisissable de la vérité des êtres. Après Sommeil d’hiver (2014), Les herbes sèches nous invite avec la même obsession à une plongée vertigineuse dans les méandres de l’âme humaine. Et c’est à partir du journal intime sans complaisance d’Akin Aksu, un ami déjà associé à l’écriture du Poirier sauvage (2018), son film précédent, que le cinéaste – secondé une fois de plus à la scénarisation par son épouse Ebru Ceylan – filme les affres qui affligent son pays et ses habitants, conférant ici à la fiction une aura cotonneuse en phase avec le quotidien des personnages enserrés dans les contraintes d’un hiver de force. Comme toujours chez Ceylan, l’ambition plastique et la dimension romanesque sont au rendez-vous, excavant toutes les contradictions d’une épopée intime sous tension permanente.

Trois personnes autour d'une table dans un chalet.

En ouverture, la silhouette noire de Samet avance dans l’immensité neigeuse. En attente d’une mutation à Istanbul, l’homme a déjà tout de l’atrabilaire arrogant et ombrageux, aigri par la vie, une constante dans l’univers masculin du cinéaste. Au même titre que Kenan (Musab Ekici), son colocataire et collègue, Samet se voit bientôt soupçonné de gestes déplacés envers ses élèves, en particulier Sevim (Ece Bağcı), une jeune adolescente avec laquelle il entretient une familiarité teintée de séduction. À cette part du récit à l’ambiguïté diffuse vient s’ajouter l’histoire d’un triangle amoureux générée par la rencontre des deux hommes avec Nuray (Merve Dizdar), une ancienne activiste proche de la cause kurde, blessée lors d’un attentat à Ankara. Porté par son désir d’introspection, le film déploie dès lors ses entrelacs narratifs, dessinant par touches la cartographie mélancolique de ses climats intérieurs, pour reprendre le titre d’un film du cinéaste. À l’omniprésence de la blancheur hivernale succédera en conclusion un paysage d’herbes asséchées par le soleil de l’été, à l’image d’un Samet écrasé par la médiocrité de sa vie. Dans le monologue final lu en voix off, l’homme blessé dans son narcissisme semblera un instant apaisé. Mais, comme l’annonçait le plan vide balayé par le vent après la kermesse de l’école, Samet en viendra à souhaiter à Sevim, qui, contrairement à lui, « a su tisser un lien avec la vie », un destin marqué au coin du même désert intérieur qu’il ressent, refermant ainsi le film sur une profonde amertume.

Par sa noirceur assumée que seule la présence lumineuse de Nuray (c’est par elle qu’advient la trame musicale, discrète et parcimonieuse) sauve de la misanthropie absolue, Les herbes sèches résonne d’une rare puissance universelle, comme les romans de Dostoïevski ou les films de Bergman. Avançant par blocs, le récit qui multiplie les réseaux sensibles alterne séquences d’extérieur contemplatives et longues scènes d’intérieur dialoguées comme on en retrouve souvent dans le cinéma de Ceylan. Ce qui nous vaut une séquence centrale d’une grande virtuosité au cours de laquelle Samet et Nuray s’adonnent à un débat philosophique traversé d’affects mis à nu par une mise en scène tout en recadrages. À l’individualisme forcené de l’un répond le souci de l’engagement et de désir de solidarité de l’autre. Comment, dans un pays désabusé, ne pas succomber à la résignation quand tout autour de soi se délite ?

À l’affût de la nuance, la caméra parvient à capter les turbulences intérieures liées à ces considérations intellectuelles tandis que les regards se chargent d’une durée, rendant palpable « la fatigue d’espérer » qui assaille les personnages. Le silence finit par s’imposer, chargé de désir et, comme dans Le poirier sauvage, la grâce advient lorsqu’un frémissement de l’air caresse une chevelure féminine qui s’ébroue soudainement. C’est à la faveur de telles épiphanies où l’instant filmé se dépose comme un doux vertige que, délesté des mots, Les herbes sèches tire toute sa force visuelle et son supplément d’âme. Étrangement, à l’issue de cette séquence, Ceylan risque une embardée narrative dont nous tairons la teneur au cours de laquelle Samet sort du cadre, renvoyant le film à sa fabrication. Mis à part ce saut incongru dans une modernité paradoxale, Les herbes sèches poursuit avec une même pensée inquiète l’œuvre tout en modulations d’un cinéaste en quête de nouveaux paysages où poser le regard. Avec lui, entre regrets et espoirs, notre humanité oscille.


8 mars 2024