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Critiques

LES HUIT MONTAGNES

Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch

par Elijah Baron

En tant que coproduction belge portant sur deux garçons unis par un lien profond – une amitié trop proche pour ne pas se conclure de façon tragique –, Les huit montagnes aurait facilement pu être jumelé à Close (Lukas Dhont, 2022). Or, en lui remettant le Prix du jury ex aequo avec Eo, le Festival de Cannes a plutôt souligné sa parenté moins évidente avec le film de Jerzy Skolimowski : le projet de Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch, comme celui du cinéaste polonais, se distingue par son balancement contrasté entre intimité – humaine ou animale – et grandeur du cadre spatial, temporel et émotionnel. Cette constante recherche d’équilibre appelle dans les deux cas à une utilisation contre-intuitive du format 4:3 (format « carré »), un parti pris esthétique qui aide à mieux enlacer un protagoniste dans ses errances méditatives et mélancoliques de par un monde qui le dépasse.

En révolte contre le destin urbain auquel l’encourageait son père carriériste, le désœuvré Pietro roule comme une pierre à travers les décennies et les continents, revenant sans cesse à son unique point d’ancrage : un souvenir d’enfance fondateur d’un été passé dans la Vallée d’Aoste en compagnie de Bruno, le dernier garçon d’un village dépeuplé par la construction d’une route. Ayant interrompu toute relation pendant de nombreuses années du fait d’une maladresse – les parents de Pietro avaient proposé d’emmener Bruno avec eux à Turin pour lui permettre de faire des études, mais leur offre avait été froidement rejetée –, les deux amis ne reprennent contact qu’en tant que trentenaires barbus, l’un en quête de soi et avide d’expériences, l’autre mûr et promis à jamais à sa rusticité ancestrale. Au-delà d’un lieu de rencontre annuel propre à accueillir leurs moments de drame et d’allégresse, le chalet qu’ils érigent et consacrent ensemble dans la montagne deviendra un terrain de réflexion sur leurs sentiments de fraternité, tout comme sur leur rapport au temps, à la terre, à leurs origines et à leurs philosophies de vie.

Les huit montagnes n’a rien toutefois d’un huis clos bavard. Bien qu’il s’interroge sur les liens qui nous rattachent à notre passé – et, par extension, à notre avenir –, c’est un film qui ne fait pas rimer enracinement et enfermement : à travers chaque plan, il respire l’amour des grands espaces, cadrant les cimes italiennes et népalaises avec la même humilité que renvoie en écho le blues contemporain de Daniel Norgren (« Everything you know melts away like snow / Everyone you love grass will grow above »). Si elles restent proches d’un imaginaire romantique, les images lumineuses capturées par le directeur photo Ruben Impens évitent l’idée de conquête, d’élévation au-dessus de la nature, et tendent à faire disparaître les héros dans des paysages immuables – excepté dans le souvenir – qui collectionnent les vestiges de nos évolutions. La mémoire de la terre compte ici autant que celle des êtres qui la traversent, c’est pourquoi l’ouverture de Pietro sur le monde, narrée de sa voix comme un récit d’apprentissage étiré sur un quart de siècle, s’accompagne inévitablement d’une ouverture sur l’autre : sur son ami d’enfance, qui lui réapprend en peu de mots ce qu’est la liberté sauvage, et aussi sur son père, dont il retrace les pas et reconnaît à titre posthume une part inconnue.

2 jeunes garçons dans la nature

Luca Marinelli, devenu dans les dix ans depuis sa brève participation à La grande beauté (Paolo Sorrentino, 2013) l’un des principaux acteurs italiens de sa génération, incarne l’illumination alpine de Pietro avec une simplicité sensible que lui renvoie avec aise Alessandro Borghi dans le rôle plus foncièrement viril de Bruno. Ensemble, sous la direction d’un couple qui signe avec ce film sa première réalisation commune, les deux interprètes accordent à l’amitié de leurs personnages introvertis la patience et l’intimité des grandes histoires d’amour ; les partenaires des deux protagonistes étant reléguées à l’arrière-plan, Les huit montagnes peut d’ailleurs apparaître comme une version hétérosexuelle du type de dynamique que l’on a pu voir dans Brokeback Mountain (Ang Lee, 2005) ou Moonlight (Barry Jenkins, 2016), c’est-à-dire comme un geste d’affection conciliatoire – entre la ville et la campagne, certes, mais surtout entre représentants d’une masculinité multiple cherchant sans toujours y parvenir à outrepasser leur mal d’expression et à échapper aux modèles de comportement qu’ils peuvent sembler condamnés à reproduire.

De même que Pietro et Bruno ne passent que rarement au travers du mur invisible qui limite leur communication, de même Van Groeningen et Vandermeersch sont amenés par leur ambition romanesque à étirer en longueur plutôt qu’en profondeur leur adaptation des écrits de Paolo Cognetti. Caressant rêveusement la surface des choses, la caméra y découvre néanmoins des hauteurs de grâce et d’émotion qui empêchent l’ensemble de tomber dans la banalité du mélodrame ; si forte est la magie du lieu qu’une étincelle ou un rayon de soleil suffit à libérer la richesse éphémère de moments anodins, rapidement ensevelis sous la succession des saisons. Les huit montagnes n’avait peut-être pas, en fin de compte, à s’alourdir d’une intrigue : on se contente largement de cette vallée endormie, pareille à une réminiscence à laquelle il faudra rendre sa qualité intangible, et où le présent se ressent comme un exil du passé – un exil dolent et constamment renouvelé.


22 mai 2023