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Critiques

LES INNOCENTS

Eskil Vogt

par Jérôme Michaud

Eskil Vogt est surtout connu pour être le co-scénariste des films de Joachim Trier. Son second long métrage, après son étonnant Blind de 2014, est un thriller psychologique stimulant où se rencontrent, dans le monde de l’enfance, horreur et surnaturel. Le regard oblique que le cinéaste porte cette fois sur le développement moral de ses personnages prolonge son approche sombre et singulière, ce qui détonne un peu avec le ton et les enjeux plus convenus des films de Trier, davantage préoccupé par les représentations du tumulte amoureux, comme dans son plus récent Julie en 12 chapitres. Les innocents rappelle plutôt les univers de Lucile Hadžihalilović : d’abord par la thématique, puisque l’innocence de la jeunesse y est aussi interrogée, et puis plus spécifiquement par l’atmosphère inquiétante qu’il parvient à générer.

La cruauté des enfants, souvent ignorée au cinéma, est mise à l’avant-plan dès les premières scènes, avec une honnêteté saisissante que portent avec force les jeunes acteurs dont le jeu sincère et naturel impressionne. Dans un complexe retiré où ont été érigées d’immenses tours à logement, une famille débarque avec à son bord deux fillettes, Ida et Anna. Cette dernière, atteinte d’autisme, peine à communiquer et est ainsi recluse dans sa bulle. Sa sœur en profite parfois pour la maltraiter, avec une ingénue malice, en la pinçant ou en insérant des tessons de verre dans ses souliers. Au lieu de l’éviter, Vogt fait de la violence de ses jeunes protagonistes le nœud de son récit et met même en place un dispositif pour l’exacerber. En effet, les deux sœurs ont tôt fait de rencontrer deux autres enfants, Aisha et Ben. Or, chacun des quatre, à l’exception d’Ida, possède, à divers degrés, des pouvoirs psychiques : télépathie, télékinésie et manipulation mentale. Leur naïveté juvénile leur permet d’explorer leurs capacités extraordinaires comme s’il s’agissait de la normalité, alors que leur brutalité potentielle est décuplée.

Vogt semble affectionner les facultés surnaturelles puisque l’intrigue de Blind mettait aussi en scène la possession par manipulation mentale. Cela dit, loin d’être un réalisateur enclin à tendre vers le spectaculaire des blockbusters de super héros, son approche sensible privilégie plutôt un équilibre entre film d’auteur et cinéma de genre qui rappelle Under the Shadow (Babak Anvari, 2016), un film iranien qui usait de séquences d’épouvante parfaitement calibrées pour mettre en valeur un propos social fort. À cet égard, Les innocents établit un contraste puissant entre les scènes quotidiennes ensoleillées et l’univers parallèle lugubre dans lequel sont plongés les personnages possédés qui, mus par la peur, finissent par commettre des gestes graves allant jusqu’au meurtre. Épousant le point de vue des différents protagonistes et jouant habilement sur les allers-retours entre deux réalités, Vogt nous plonge ainsi efficacement dans l’horreur psychologique.

Bien que le film montre que les nouvelles facultés des protagonistes peuvent servir à guérir Ida de son mutisme, Les innocents favorise avant tout l’exploration de la voie de la destruction par l’intermédiaire de Ben. Clairement plus violent et sans pitié qu’Ida l’était avec sa sœur, il posera des gestes dévastateurs jusque dans sa sphère familiale sans aucun remords. Vogt fait de Ben un garçon irrécupérable aux prises avec des comportements violents qui le dépassent. Cela dit, le film évite brillamment d’entrer dans des explications psychologiques lourdes, préférant tracer les contours de la souffrance d’un garçon rejeté, isolé, et dont on devine le passé familial violent.

Prise au centre du flot d’événements catastrophiques généré par Ben, Ida demeure le personnage central du récit. On assiste aux premiers moments du développement de son empathie, alors qu’une part de ses élans de spontanéité cruelle laissera place à des larmes de compassion. Vogt nous convie donc à l’exploration d’une des nombreuses étapes menant à la perte de l’innocence, ici caractérisée par la mise en place d’une considération émotionnelle pour autrui. Dans une œuvre à la mise en scène précise et marquée d’une belle hybridité, Les innocents trouve une balance entre le dévoilement des mécanismes comportementaux de l’enfance et la mise de l’avant d’une surprenante couche de mystère et de fantaisie.


12 mai 2022