LES INTRANQUILLES
Joachim Lafosse
par Cédric Laval
Dès les premières scènes du film s’installe un malaise difficile à cerner : Damien (Damien Bonnard) laisse son jeune fils aux commandes d’un hors-bord avant de plonger à l’eau pour rejoindre à la nage la rive lointaine ; plus tard, le même Damien s’empare d’une fillette et la lance tout habillée dans une piscine ; puis il balance des enfants dans un hamac, à grands coups d’oscillations de plus en plus amples, provoquant rires et cris chez ses « victimes ». Dans chacune de ces situations, la figure attendrissante du père, que son excentricité rend populaire auprès des enfants, est concurrencée par une autre, plus inquiétante, celle d’un adulte irresponsable, qui ne mesure pas la portée de certaines lubies. Entre ludisme et menace, entre le père aimant et le père craint, la frontière est parfois mince, de même qu’est mince celle qui sépare l’époux aimé de celui dont on redoute les éclats. À la suite d’un nouvel accès de fantaisie, Damien se jette habillé dans un étang, sous le regard médusé des amis de son fils. Accourue sur place, sa femme Leïla (Leïla Bekhti) le tire de l’eau, à la fois exaspérée et amusée, comme en témoigne sa réplique (« Tu ne me touches pas ! ») commencée dans la hargne avant de se terminer dans un éclat de rire.
Le cinéma de Joachim Lafosse se nourrit de ces instants de déséquilibre, de malaise sourd que l’on perçoit sans pouvoir le désigner clairement. Il faudra attendre les deux tiers du film pour que soit nommée la bipolarité, à la source du problème qui met en danger le couple de Leïla et Damien. Les tableaux que peint ce dernier pour gagner sa vie semblent recéler une menace, une « bête dans la jungle » qui n’attend qu’une faille pour surgir dans ses coups de pinceau rageurs. Quelques scènes chuchotées entre les époux, entre Leïla et son beau-père, Patrick (Patrick Descamps), laissent craindre que certaines réalités, exprimées à voix haute, ne provoquent la crise. Cet état de tension permanente, de crise proche d’éclater est peut-être ce qui rend le film mal aimable, de prime abord. Puisque le spectateur est d’emblée confronté au comportement erratique de Damien, puisque sa frénésie va presque en crescendo dans la première moitié du film, jusqu’à une scène d’école presque insoutenable d’inconfort, il est difficile d’éprouver de l’empathie pour un personnage réduit à cet état de crise. De même, les interventions de l’épouse, aussi attentionnées soient-elles, finissent par ressembler à une impasse.
Si l’empathie est moindre que dans certains de ses opus précédents, le dispositif filmique est toujours aussi efficace, reposant avant tout sur des performances d’acteurs investis dans leur rôle. La puissance d’incarnation des personnages est comme redoublée par l’identité de leurs prénoms avec ceux des interprètes principaux. Les jeux sur les cadrages (et surtout les décadrages, Damien ayant une propension à fuir le cadre de la caméra… à moins que ce ne soit la caméra qui préfère s’attarder à la périphérie de ses crises), doublés d’une acuité d’attention aux regards des personnages silencieux, constituent une autre empreinte forte du cinéma de Lafosse. Comme dans À perdre la raison (2012), où une chanson de Julien Clerc amenait le personnage d’Émilie Dequenne à se désintégrer sous nos yeux avec une intensité peu commune, la chanson de Bernard Lavilliers, Idées noires, constitue un seuil émotionnel où se concentre la meilleure part de son cinéma. Alors que Damien et Leïla chantent dans une harmonie retrouvée les paroles de la chanson, le contenu de ces dernières (« J’veux m’enfuir, quand tu es dans mes bras / J’veux m’enfuir, est-ce que tu rêves de moi / J’veux m’enfuir, tu ne penses qu’à toi / J’veux m’enfuir, tout seul tu finiras ») s’insinue peu à peu dans cet instant de bonheur partagé, qu’elles finissent par corrompre, sous le regard tour à tour dubitatif et plein d’espoir de l’enfant, assis à l’arrière de la voiture. Chez Lafosse, les éléments du réel, les scènes du quotidien prennent une densité qui finit par rendre ce quotidien insoutenable : une montre offerte en cadeau par Damien à Leïla magnétise peu à peu certains plans, au point de devenir semblable à un bracelet de prison ; le simple fait de porter ou non un masque sanitaire (nous rappelant ainsi que le film a été tourné dans le contexte de la pandémie) devient un enjeu psychologique, questionnant le désir ou l’incapacité des personnages à se mettre à nu.
Enfin, le cinéma de Joachim Lafosse possède la vertu de ne pas juger ses personnages, de nous maintenir dans un état d’instabilité perpétuelle qui, pour inconfortable qu’il soit, n’en reste pas moins stimulant. La dernière partie du film est à ce titre particulièrement intéressante puisqu’elle semble inverser les signes du dérangement émotionnel qui accablait Damien. L’état de ce dernier, peu à peu stabilisé par les médicaments, le ramène vers un semblant de normalité, auquel Leïla n’arrive pas à croire. Et c’est cette dernière qui chavire dans des réactions outrancières, contredit certains de ses préceptes (elle interdisait à Damien de mettre de la musique dans son atelier pendant que leur fils dort, mais elle ne se formalise pas d’un party bruyant avec des amis qui l’empêche de trouver le sommeil), s’éloigne peu à peu de l’enfant. C’est peut-être l’élément le plus troublant qui ressort de ce film : entre les accès frénétiques des bipolaires et le désarroi des proches qui se brûlent dans leurs efforts désordonnés pour les aider, les plus « intranquilles » du titre ne sont pas forcément ceux que l’on pensait…
20 mai 2022