LES JOURS HEUREUX
Chloé Robichaud
par Rachel Lamoureux
Il y a dix ans, Chloé Robichaud mettait en vedette Sophie Desmarais dans Sarah préfère la course, son premier long métrage. Il y était question d’athlétisme, de compétitivité, moins envers les autres que soi-même. Mais surtout, il y était question d’échappatoire, soit, dans ce cas, du surgissement aigu du désir d’échapper à la masse d’injonctions sociétales pesant lourdement sur le devenir des femmes, bien avant qu’elles n’aient la chance de découvrir ce à quoi elles voudraient bien se consacrer. Déjà, et à l’époque ça ne pouvait se dire autrement que par la négative, Robichaud pensait à l’écran le lesbianisme en contexte patriarcal. Et si, aux hommes, on préférait autre chose ? Et s’il nous venait l’envie irrépressible de représenter cet autrement de plein fouet ?
Dix ans ont passé, et ces années se comptent presque en siècles en regard de l’impact considérable qu’ont eu les études de genre en Occident. Avec son troisième long métrage, dont le rôle principal a été de nouveau confié à Sophie Desmarais en collaboration avec Yannick Nézet-Séguin et l’Orchestre Métropolitain, Robichaud dépeint avec un cynisme grinçant et une maestria rare Les jours heureux d’Emma, une cheffe d’orchestre trentenaire aux allures androgynes et à l’angoisse de performance envahissante. Le film s’ouvre à la manière d’un documentaire tragi-comique, la protagoniste apparaissant de dos, en contre-jour, avançant lentement dans un décor factice de sérénité : un spa scandinave, lieu de prédilection où relâcher la pression indue d’une carrière prometteuse pensée et gérée par son père, Patrick (Sylvain Marcel), éminent agent d’artistes. Cependant, même les espaces confectionnés par nature pour souffler et se détendre n’assurent aucun répit à Emma, qui se débat sans relâche pour exister dans le regard de l’autre, et qui – petit aveu d’échec – ne sait pas nager.
Les jours heureux, c’est un tableau aux teintes sombres et froides, aux couleurs de la bourgeoisie, avec sa haute gastronomie, ses grands lofts mondains, ses maisons de campagne, aux relents de ce minimalisme luxueux qui signe l’étiquette et le bon goût. Emma est fille unique. Elle aurait pu faire une grande pianiste, lui dit son père, l’écoutant solennellement jouer une pièce de Schönberg sur le piano à queue de la maison familiale. Mais au sortir du conservatoire, elle a préféré donner la mesure, le ton, la consigne, se faire maestro.
Ce drame est celui de la réussite, de la platitude de la réussite, de la bêtise du mécénat et des domaines d’expertise qui prétendent donner un sens à la vie à travers un concert, une performance, un contrat octroyé. Or, qu’en est-il du bonheur des gens qui ont tout eu : les cours de piano et de solfège avant l’âge de raison, l’inculcation d’une rigueur inflexible, l’apprentissage du regret des autres par les rêves qu’on leur impose ? Qu’en est-il de ces enfants privilégiés, de ceux qui se hissent et en souffrent, de cette solitude de la cheffe d’orchestre, point névralgique d’une communauté morcelée, qui fait dos au public tout en faisant face aux musiciens et musiciennes, seule entre deux foules indomptables qui se livrent autant à l’écoute qu’à l’intransigeance, à la collaboration qu’à la révolte ? On comprend qu’Emma est devenue cheffe pour peut-être mieux parvenir à appréhender la figure du père, le positionnement du père, posture intenable et ingrate entre la mère, sorte de spectatrice passive, et la fille, musicienne fougueuse et terrorisée par son autorité violente. Comment répondre aux demandes contradictoires qui fusent de toutes parts tout en n’oubliant pas sa propre demande ?
C’eût pu être un simple scénario sur la relation père-fille, père castrateur à l’enfance difficile devant fille surdouée à l’estime malmenée, mais Robichaud nous surprend, nous amène plus loin, en déplaçant le récit du rêve froid du père par lequel est ventriloquée la fille vers celui de l’univers rouge, brûlant et tendre de l’amour lesbien. Emma est amoureuse de Naëlle (Nour Belkhiria), la violoncelliste qui joue dans l’orchestre qu’elle dirige depuis un an dans le cadre de sa résidence à la Maison symphonique. Naëlle, mère d’un fils de cinq ans, est un personnage tiraillé entre ses désirs : le désir lesbien, et celui d’assurer une vie familiale conventionnelle et hétérosexuelle à son enfant, qu’elle élève dans un contexte culturel que le film nous présente comme ne pouvant pas comprendre son orientation.
D’un point de vue scénaristique, le personnage de Naëlle a de quoi inquiéter, jouant le rôle de représentante de la tradition, d’une conjugalité versant dans le naturalisme en passant par la vieille culture. Le scénario semble suggérer qu’une femme blanche, par sa famille et son milieu, ne connaitrait pas les embûches vécues par Naëlle, et que cette dernière, par son héritage culturel, serait forcément aux prises avec le silence et la honte. Malgré ces quelques réserves quant à la construction de ce personnage, la relation entre Emma et Naëlle porte un éclairage sur l’éducation émotionnelle complexe que se prodigue la jeune génération, contre et par-delà les mauvais plis des traumas familiaux. Auprès de Naëlle, Emma apprend à nommer sa blessure, à verbaliser ses émotions, à énoncer ses limites, à formuler ses besoins. Emma arrive à Naëlle avec un désir de lien fondé sur le manque. Elle voudrait fusionner avec la mère et son fils, rejouer la scène primitive du triangle œdipien, faire famille nouveau genre, mais Naëlle échappe à la tradition patriarcale voulant que la mère se sacrifie pour son enfant, que toujours elle se passe en dernier. Naëlle sait s’aimer assez comme sujet pour chérir son fils tout en n’oubliant pas de s’aimer elle-même, et c’est cette souveraineté émotive que Emma désire au plus profond d’elle-même, souveraineté que ni son père ni sa mère n’ont su acquérir ni lui transmettre, et qu’elle découvre au contact de cet autrement lesbien qui porte le film bien au-delà du kitsch du malheur bourgeois. Les jours heureux réussit là où on ne l’attendait pas : moins dans la normalisation du lesbianisme que dans celle de l’intelligence émotionnelle.
20 octobre 2023