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Critiques

LES JOURS

Geneviève Dulude-De Celles

par Alice Michaud-Lapointe

Les jours, le plus récent documentaire de Geneviève Dulude-De Celles, nous plonge dès ses premières images au cœur d’une peur sidérante et viscérale, celle de l’attente d’un diagnostic médical. Sur le plan fixe d’un plafond gris d’hôpital, une voix terrifiée, celle de Marie-Philip Mathieu, jeune femme de presque vingt-neuf ans, s’élève. Sans la voir, on l’entend demander à une médecin résidente : « Est-ce que vous allez me dire ce que j’ai ? Parce que personne me l’a dit. » Le fil des jours s’arrête ce jour-là : Marie-Philip apprend qu’elle est atteinte d’un cancer du sein. Le choc de cette annonce révèle d’emblée le ton du film de Dulude-De Celles : nous ne serons pas devant un film qui cherche à estomper les contours de la maladie, ni à la montrer sous l’angle de la fausse pudeur ou des discours d’espoir bien pensants. Le cancer se met à exister pour notre protagoniste dans la brutalité, l’incompréhension, l’intempestivité, et c’est avec une attention qui rend justice à la complexité de cet événement et à la durée de la maladie que Geneviève Dulude-De Celles entreprend de suivre la traversée de Marie-Philip.

L’approche documentaire de la cinéaste de Bienvenue à F.L. (2015) et de Une colonie (2018) devient dans ce contexte une puissance d’accompagnement bienveillante, un miroir capable de dévoiler des détails très concrets (de même que certains angles morts) du traitement d’un tel cancer et des répercussions pour celles qui en souffrent. On retrouve Marie-Philip quelques semaines suivant l’annonce, lorsque son père lui fait des injections quotidiennes en vue d’une congélation d’ovules, puis durant ses premières visites à l’hôpital, lors de ses premiers essais de perruques, en Zoom, alors qu’elle enseigne envers et contre tout ses charges de cours à l’Université d’Ottawa. On la suit lorsqu’elle danse sur TikTok avec sa mère, dans l’épuisement des suites d’une opération, en moment de connivence avec sa sœur ou encore excitée à l’idée d’avoir une date avec celui qu’elle surnomme son « cute pilot ». La vie, la mort, l’espoir, le désespoir, la peur, l’attente se côtoient, resurgissent en alternance dans ce monde qu’affronte Marie-Philip et c’est avec un grand souci d’humanité et une véritable clairvoyance que Dulude-De Celles expose l’aspect changeant, imprévisible, de la teneur de ces « jours ».

Affronter le cancer du sein revient, dans ce documentaire, à accepter de le regarder avec lucidité, dans l’accumulation des épreuves à subir – les traitements de chimiothérapie, radiothérapie, hormonothérapie cachant une panoplie d’effets secondaires –, mais aussi à trouver dans les spécificités d’une expérience si personnelle le tissu d’un récit collectif au féminin. À travers les partages si vifs, parfois drôles, et toujours honnêtes de Marie-Philip, qui trouve la force de dire les choses « cash », telles qu’elle les vit au fil des semaines – notamment lorsqu’elle avoue, de manière synthétique et percutante, « j’ai l’impression d’être dans une cage toute seule avec le cancer et mes proches viennent me dire coucou, mais je suis quand même toute seule dans la cage » –, il se crée l’impression d’un accès direct à ce que cette maladie dépose dans un corps de femme jeune, qui la subit et l’apprivoise tout à la fois.

Femme souriante avec crâne rasé

L’intimité profonde qui se dégage du documentaire réside aussi dans le fait que Geneviève Dulude-De Celles, qui a filmé Marie-Philip et sa famille avec un dispositif de caméras le moins invasif possible en temps de pandémie, a fourni à sa protagoniste une petite caméra pour qu’elle filme sa réalité, lui donnant une manière de retrouver son agentivité par rapport à la maladie mais aussi une légitimité pour transformer sa subjectivité en journal intime filmé, où les confessions faites en regard caméra affluent au gré des émotions, des questionnements. S’ajoutent à cela un accès privilégié à des extraits de films de famille et des vidéos captées sur iPhone, qui permettent de densifier le sentiment de proximité créé par le documentaire.

Le regard de Geneviève Dulude-De Celles capte les percées de lumière qui traversent la temporalité trouble du cancer, et il y insuffle par moments une poésie (ne serait-ce que par ce plan métaphorique, où les couloirs de l’hôpital semblent devenir une forêt sombre et étrangère). On pourrait d’ailleurs affirmer que Les jours est une ode à la vie et à la résilience ; cela ne serait pas faux. Mais ce documentaire se révèle surtout une œuvre qui s’attarde à la matière même du courage, à ces zones de résistance intérieure qui naissent de l’urgence de continuer à trouver des moyens de survivre, pour soi comme pour ses êtes chers. La famille très soudée de Marie-Philip agit comme rempart contre le désespoir, sans pour autant que le film ne masque comment elle aussi est éprouvée par cette bataille. On a l’impression, surtout, de voir à l’écran ce que cela prend comme force, comme dévouement envers soi et les autres, pour tourner son attention vers ces percées. Dans ces liens où le personnel et le collectif se croisent, où prendre soin des sien·ne·s porte une valeur d’engagement, Les jours, à l’instar de Marie-Philip, nous laisse sur l’image d’une peur initiale défiée, transformée en un réseau de possibles, où la vie, dans son imprévisibilité, sa mouvance, ses vagues terribles, demeure la seule ligne d’horizon.


6 octobre 2023