Les libres
Nicolas Lévesque
par Robert Daudelin
À Roberval, sous les allures d’un complexe industriel très actuel, se cache un lieu hors du commun : cette usine de transformation du bois est un laboratoire où l’on expérimente la réinsertion dans le monde du travail. Cette réinsertion, comme le suggère le titre du film, c’est aussi un combat quotidien pour une liberté nouvelle qui suppose de rompre avec les « mauvaises habitudes » (drogue, alcool, amis toxiques) et de retrouver des rapports harmonieux avec son milieu familial et un lieu de travail stimulant. C’est aussi, comme on le comprend rapidement, la liberté de rêver : d’une auto pour découvrir la région, mais aussi de rapports normaux avec sa fille de onze ans qui épuise son père. Nicolas Lévesque, avec une caméra complice, mais discrète, a suivi pendant plusieurs mois l’expérience peu ordinaire de ces ex-détenus qui ont accepté le défi d’un stage intensif susceptible de leur permettre de faire échec à un passé trop lourd qui leur colle aux fesses.
Les libres bénéficie d’une écriture fluide où le cinéaste, préoccupé par chaque détail, multiplie les raccords en douceur pour créer progressivement une réelle complicité entre le spectateur et les quatre protagonistes qu’il suit dans leur périple en soulignant avec une grande justesse la diversité des personnalités et des parcours de chacun. Cette complicité vite établie doit beaucoup à la présence du principal responsable du stage : Alain, lui-même ouvrier (contremaître) aguerri qui connaît tout du bois et de son traitement, est un extraordinaire pédagogue, doublé d’un travailleur social capable de rapports d’égalité avec ceux qu’il encadre – jamais aucun jugement moral ne vient teinter ses interventions qui, de surcroît, bénéficient de la totale complicité de la caméra de Nicolas Lévesque, toujours présente et attentive au moindre événement (fut-il incongru, tel ce coup de fil qui vient interrompre une évaluation et que le réalisateur a eu la bonne idée de garder intégralement dans son montage). En toile de fond, la réalité du travail – on apprend beaucoup de choses sur le bois et sa transformation ! – s’avère une composante essentielle de ce cinéma de proximité, respectueux de ceux qu’il filme et soucieux de leurs aspirations, comme des embûches que la vie leur propose.
De tout temps, de Flaherty à Perrault, en passant par Ivens et Depardon, le secret d’une démarche documentaire réussie n’a jamais changé : le cinéaste doit développer une intimité exceptionnelle avec son sujet. Plusieurs documentaristes – van der Keuken, par exemple, pour la préparation de L’œil au-dessus du puits, 1988 – vont d’abord séjourner (sans caméra) sur les lieux dont ils veulent traiter, histoire d’y trouver leur place. Joris Ivens, préparant un film (The Power and the Land, 1940) sur l’électrification rurale dans une ferme perdue de l’Ohio, insiste pour habiter chez la famille d’agriculteurs qu’il va filmer. Empruntant, sans prétention, cette approche à ses célèbres aînés, Nicolas Lévesque a passé quelque dix mois dans l’usine de bois que son film nous fait découvrir ; il en connaît tous les recoins ; il connaît surtout les stagiaires qui y séjournent, leurs réussites, comme leurs difficultés. Le montage de Natacha Dufaux répond parfaitement à ce désir de complicité respectueuse : les séquences d’évaluation dans le bureau d’Alain sont, de ce point de vue, exemplaires, la parole prenant le dessus sur l’image et passant d’un stagiaire à un autre pour, progressivement, fondre en une seule voix ces destins qui se réinventent. Le cinéaste n’est surtout pas un reporter venu passer un bout d’après-midi à Roberval pour parler d’une expérience originale de réadaptation ; il est totalement intégré et, de ce fait, admis dans le quotidien, voire dans l’intimité de ces hommes qui cherchent une vie meilleure.
Compte tenu de l’implication du cinéaste, Stagem – c’est le nom du projet – qui se définit comme « une passerelle vers l’emploi », devient le lieu vivant d’expériences humaines, riches autant que multiples. Ce qui aurait pu n’être qu’un document décrivant une tentative de réinsertion sociale est devenu, du fait de la justesse des choix du cinéaste, un film à part entière, un film qui participe de la vitalité du cinéma documentaire québécois actuel.
12 février 2021