Les Loups
Sophie Deraspe
par Céline Gobert
Il y avait déjà tout des Loups dans Moi, la mer, elle est belle, court-métrage réalisé par Sophie Deraspe en 1999 : l’idée d’une authenticité de la nature versus l’artificialité de la civilisation, le rapport de l’homme à son espace (et vice versa), l’inscription du corps humain (périssable, éphémère) dans un cadre naturel souverain, atemporel, amoral. Point de hasard à ce que Sophie Deraspe se colle cette fois à une héroïne (Evelyne Brochu, impeccable) en quête de père tant son cinéma fouille, creuse et cherche, sinon la vérité et l’Origine, du moins un sens, une signification à soi-même. Lorsque Elie débarque sur une Île de l’Atlantique Nord, c’est d’abord et avant tout en quête d’elle-même. Tout le film se place ainsi sous le signe de son lent façonnement identitaire – et à l’image de cette belle et métaphorique entrée en matière évoquant l’accouchement et l’idée de naissance (la porte du ferry s’ouvre, la lumière aveugle, le bateau expulse Elie sur l’Île), Sophie Deraspe multiplie les évocations formelles éminemment intéressantes. Point de hasard non plus à ce que dans Les Loups, Deraspe filme la mort hors de la sphère morale : la Nature entretient un rapport vidé de toute éthique à la carcasse, au cadavre. Les hommes et les femmes de l’Île chassent les loups marins seulement dans le but de se nourrir, pour perpétrer les traditions ancestrales. Ce rapport à la mort, au corps, ainsi que les recherches d’identités et d’appartenance qu’il entraîne, traverse autant Les Loups que l’ensemble de son cinéma – des interrogations de Rechercher Victor Pellerin (nos identités sociales factices) aux considérations des Signes Vitaux (notre spiritualité innée, notre rapport à la foi, annihilés par l’urbain et l’industriel).
D’emblée, Elie est l’étrangère. Une fois encore, Deraspe revient à la difficulté d’établir son lien au monde lorsque l’on semble n’appartenir à rien – ni groupe, ni famille, ni « meute ». Cette altérité est vécue et filmée comme menaçante. Dans la première partie du film, la réalisatrice québécoise joue ainsi avec les codes du film d’horreur et de l’enfermement, comme le faisait l’excellent Tom à la ferme de Xavier Dolan l’an passé (dans lequel jouait Brochu d’ailleurs). La caméra observe souvent Elie de dos, insaisissable, méfiante, fermée à l’autre. Elle perçoit l’Autre comme inquiétant, bizarre, violent : qu’il massacre sans pitié un phoque égaré sur une plage ou qu’il morde furieusement dans le cœur encore chaud de la bête, l’inconnu est pour elle une menace. Elle représente « la fille des villes », comme les locaux l’appellent, et plus globalement cette civilisation qui voit dans le rapprochement de l’homme avec son cadre naturel et ses racines, un état inférieur. Deraspe, rousseauiste, s’acharne à distiller sa conviction du contraire : plus proche de la nature, l’homme est plus proche de ses vieux, il vit en harmonie avec les différentes générations (en opposition avec le cadre urbain des Signes Vitaux au sein duquel elles se déchiraient face à la terreur d’une mort prochaine), plus proche de la nature, l’homme a un rapport plus sain à la mort – il peut et il sait pleurer ses morts (le long plan sur le visage en larmes d’une vieille dame à la fin des Loups), en opposition au refus de toute morbidité (l’héroïne des Signes Vitaux qui refuse de voir le corps sans vie de sa grand-mère).
Au fur et à mesure que s’opère l’ouverture des protagonistes les uns aux autres, et qu’Elie construit son identité, Deraspe, en pleine maîtrise de ses sujets (propos et personnage), « libère » davantage son héroïne (du cadre et d’elle-même) : elle pleure, elle fait l’amour, elle danse, elle boit, elle crie. Elle est en vie. Elle est davantage filmée face-caméra, elle n’est plus isolée. D’ailleurs, en milieu de film, il y a un plan hallucinant, et foudroyant d’émotion, qui traduit ce dernier point : Elie, son demi-frère handicapé et leur père qu’elle vient tout juste de rencontrer, se tiennent côte à côte, assis dans un canapé, et regardent face à eux. Soudain, Elie éclate en sanglots. De cette réunion d’êtres perdus, dans un même plan, mutique, triste et cocasse, Deraspe résume l’existence: absurde, belle, et dure tout à la fois. Relevant sans un mot des contradictions dans une image (autre marque de fabrique de Deraspe, souvenons-nous de ce plan significatif qui réunissait un chien derrière une vitrine d’une galerie d’art et un sans-abri à terre dans Rechercher Victor Pellerin), ce plan dans Les Loups exprime la douleur de l’acceptation : celle de la condition humaine, de la mort intrinsèque à la vie, ou encore de la nature pervertie de l’homme urbain. La Nature, dans le cinéma de la cinéaste, reconnecte l’homme à son prochain, possède des vertus qui viennent nourrir l’âme; Nature qui le délivre, qui le questionne face à un fonctionnement autarcique – milieu de l’art dans Rechercher Victor Pellerin, ou unité de soins palliatifs d’un hôpital dans Les Signes Vitaux. Les loups du titre, ce sont les habitants de l’Île – solitaires, mais solidaires et connectés. Lorsque les bruits du bar, les volutes de cigarettes d’un homme seul et le morceau Ocean of Noise d’Arcade Fire se mêlent à la fin du film, le contraste (avec les vagues, majestueuses et sublimes, observées le reste du temps) est saisissant. Tout est dit, du vrai et du faux (autre thème récurrent chez la cinéaste), d’un cadre naturel (qui ne ment pas, salutaire) contre une société (qui fabrique, qui emprisonne). Même si certains des parallèles du film poussent les évidences aux limites du trop-plein et du mélo (on pense aux associations moins subtiles entre avortement d’un personnage/accouchement d’un autre, ou, les retrouvailles d’un père/la perte d’un autre), Deraspe réussit une nouvelle fois à se glisser entre le féroce et la douceur, entre la beauté et la monstruosité des choses ; des choses « aussi belle(s) qu’elle(s) peu(vent) être mauvaise(s) », comme le disait déjà une habitante des Îles de la Madeleine au sujet de la mer, dans Moi, la mer, elle est belle.
La bande-annonce des Loups
26 février 2015