Les misérables
Ladj Ly
par Gérard Grugeau
La citation de Victor Hugo qui clôt Les misérables ne laisse aucun doute. Le film de Ladj Li nous parle de transmission entre les générations et les enfants souvent victimes du monde des adultes sont le cœur battant de cette fresque sociale se déroulant à la cité des Bosquets, à Montfermeil, dans la banlieue même où fut écrit l’un des romans les plus emblématiques de la littérature française. Un visage d’enfant, celui d’Issa (jeune Gavroche des temps modernes), ouvre d’ailleurs le film et le ferme dans l’une des séquences les plus saisissantes que nous ait donné le cinéma depuis le Do the Right Thing de Spike Lee, La Haine de Mathieu Kassovitz et Ma 6-T va crack-er de Jean-François Richet. Entre l’euphorie suivant la victoire des Bleus à la coupe du monde de football en 2018 et l’explosion de violence qui embrase la cage d’escalier d’un immeuble où une jeunesse malmenée affronte les forces de l’ordre, Les misérables met à nu sans faillir un point de rupture, celui qui menace au quotidien le vivre-ensemble dans les cités dortoirs abandonnées par les pouvoirs publics, là où sévit en premier lieu « la puissance de l’oppression par l’urbanisme » que dénonçait déjà dès le début des années 1960 une romancière comme Christiane Rochefort dans Les enfants du siècle. S’ouvrant soudain tel un gouffre béant sous nos pieds, cette ligne de faille mène ici à une insurrection qui résonne comme un immense cri d’alarme lancé à la société tout entière. Avec le champ-contrechamp et le raccord regard de la séquence finale, le spectateur ne peut qu’être saisi devant les effets délétères du terrible engrenage qu’une mise en scène aussi ample que précise aura déployé avec brio. Se resserrant par une fermeture à l’iris sur le visage tuméfié d’Issa, le dernier plan laisse dans un état d’hébétude, distillant à l’écran le poison de nos échecs collectifs.
Si le film de Ladj Li scénarisé à six mains frappe juste et fort, c’est parce qu’il s’appuie sur une réalité documentaire qui a d’ailleurs déjà donné lieu à un court métrage éponyme au montage plus sec, actuellement disponible sur la plateforme MUBI. Médiateur à la cité des Bosquets, le cinéaste en connait bien les codes langagiers et surtout le territoire qu’il cartographie ici, caméra à l’épaule, pour saisir dans ses rets tous les flux de vie qui convergent alentour. Tourné avec un petit budget, se déroulant sur une journée, Les misérables obéit à une unité de temps, de lieu et d’action comme dans une tragédie grecque en plusieurs actes. On y suit trois policiers en patrouille, dont une nouvelle recrue fraichement débarquée, qui vont nous servir de guides et révéler les multiples facettes d’un environnement urbain en perpétuelle ébullition. Au gré des déplacements qui constituent autant de trajets initiatiques (pour le novice et le spectateur), le cinéaste prend le temps de nous présenter les lieux physiques et une kyrielle de personnages qui participent au maillage serré de l’organisation de la cité. Toutes ces forces en présence croisées en chemin seront les acteurs directs ou indirects d’une dramaturgie qui débouchera sur une bavure policière dont les enfants feront les frais. Une approche chorale somme toute classique, mais à laquelle la connaissance du terrain chez le cinéaste confère une aura de crédibilité irréductible. Pas d’éléments fantastiques chez Ladj Ly comme dans le très beau De bruit et de fureur de Jean-Claude Brisseau encore dans toutes les mémoires, juste le réel qui entre à pleines portes, se densifiant par couches successives, alors que des vues d’ensemble des barres d’immeubles filmées par drone interposé donnent sporadiquement au filmage l’ampleur d’une épopée prête à basculer dans le tragique à tout instant.
Grâce à une mise en scène tendue qui parvient à exploiter les rapports de force entre les différents protagonistes, le cinéaste capte un microcosme à l’équilibre précaire tout en déjouant les clichés que les médias sensationnalistes accolent volontiers à ces territoires délaissés par la République. Loin de tout angélisme, Ladj Ly s’évertue à dynamiter les idées reçues (drogue, prostitution, vente d’armes, radicalisation systématisée des jeunes par les religieux) en ancrant sans cesse son récit avec force conviction sur le versant de la vie, exposant ainsi la complexité d’un tissu social en constante reconfiguration. À cet égard, Les misérables est l’anti Deephan lequel, enfermé dans sa logique mortifère, limitait chez Audiard le réel à un champ de bataille coupé du monde. Ladj Li n’est pas dupe pour autant, il connait les lâchetés de l’âme humaine, il sait aussi la misère sociale, la violence policière impunie et la faillite morale qui guettent au quotidien, menaçant l’avenir d’une jeunesse prise en otage et trop souvent privée de parole. Après que l’irréparable ait été commis et avant l’insurrection finale, le film marque une pause, induit un espace de réflexion, renvoyant les personnages à leur conscience. Et le spectateur de se retrouver, lui aussi, face à sa responsabilité citoyenne, celle qui engage son regard sur les cités, et plus globalement sur la polis, la cité-État, forme politique que les « cultivateurs » d’aujourd’hui et de demain auraient tout intérêt à remettre en mouvement avant que le pire n’advienne.
11 janvier 2020