Les oiseaux de passage
Ciro Guerra et Cristina Gallego
par Robert Daudelin
Cela commence comme un documentaire ethnographique : un vieux berger chante une complainte du pays Wayuu qui résume allégoriquement le propos du film. Dans une cabane isolée, une jeune fille, Zaida, qui vient de connaître ses premières menstruations, est maquillée par sa mère pour la danse rituelle devant le village.
Divisé en cinq chants (le beau mot espagnol « canto », si cher à Neruda, décliné ici sur un mode également poétique) qui correspondent à autant d’épisodes de la vie d’une communauté indigène du nord de la Colombie, Les oiseaux de passage couvre vingt années (1960-1980) de la vie pas banale de cette communauté au sein de laquelle la fidélité aux traditions et à leurs exigences doit désormais se confronter à la modernité. Si l’aisance matérielle (les maisons en dur et les 4X4), rendue possible par la culture de la marijuana en haute montagne et au commerce avec les trafiquants américains (introduits au pays par les militants anticommunistes du Peace Corps!), est porteuse de violence et de mort, elle est d’abord menace réelle pour la culture, aussi riche que complexe, des habitants historiques de la Sierra Nevada.
Si, au premier plan, et de plus en plus à mesure qu’avance le film, le trafic de la drogue avec les États-Unis est le moteur du film, il n’en est pas pour autant le sujet principal. Le vrai sujet est ailleurs, dans la peinture d’une culture ancienne qui refuse de mourir, survivant orgueilleusement au monde actuel – incarnée par Indira, mère de la jeune fille qui devient femme, mais plus largement, mère de la communauté, protectrice de ses rituels et de ses interdits. Véritable Mère Courage, Indira est la vraie figure de proue du film ; c’est d’abord elle que nous suivons; c’est d’elle que nous attendons le point de vue juste sur les choses.
Fidèle à la puissance onirique qui animait déjà L’étreinte du serpent (2015), Ciro Guerra, signant cette fois la réalisation avec sa femme Cristina Gallego, nous transporte, de façon fort convaincante, dans un monde où il faut toujours porter attention aux oiseaux, lesquels surveillent de près la vie des hommes, en prédisent même l’avenir – au besoin, l’oiseau de la mort s’installe dans la demeure pour qu’on comprenne bien son message. Mais tous les animaux, jusqu’à la sauterelle très colorée, ont leur place et leur rôle dans cette société : ils n’accompagnent pas la vie des hommes, ils y participent étroitement.
Conte philosophique à plus d’un égard, Le passage des oiseaux est aussi une mise en valeur des rêves qui aurait fait le bonheur des surréalistes : l’image de la grand-mère marchant sur une voie ferrée qui se perd dans la mer, vue très tôt dans le film, est déjà garante du propos. Même morte depuis longtemps, cette grand-mère, qui réapparaîtra plus tard, transportant un agneau, est assurément l’une des figures clé du film. Il faut « parler aux rêves », dit un personnage ; plus concrètement, leur faire confiance (« Si seulement nous avions écouté les rêves… »), les consulter, comme on consulte les « esprits offensés », comme on valorise le « retour des morts » – la double sépulture, qui semble traditionnelle chez les Guajiros, a une présence particulièrement frappante dans le film.
Le passage des oiseaux est aussi une réflexion sur la culture clanique, culture qui surdétermine toutes les relations humaines (la fonction intouchable du « messager »), les assujettissant parfois abusivement. C’est encore Indira, la mère inébranlable, qui en réaffirme les droits, jusque sur la vie. Le pouvoir magique des objets rituels (le collier, le talisman) vient au besoin renforcer cette autorité. Toujours, c’est la loi du clan qui triomphe, plus forte même que les tueurs à gages de Medellin.
Tourné de février à avril 2017 dans la Sierra Nevada de Santa Maria, comme le précise le générique de fin, le film de Guerra et Gallego a trouvé dans ce décor le rythme même de sa mise en scène. Le film bouge comme bougent les paysans de la Sierra. Et nous voici revenus au documentaire ethnographique, présent de bout en bout dans ces visages, burinés, lourds d’histoire, inoubliables – bien loin du profil lisse et aseptisé du président colombien Ivan Duque qui ne doit pas les fréquenter bien souvent.
1 mars 2019