Les oiseaux ivres
Ivan Grbovic
par Cédric Laval
Ce qui frappe d’emblée, à la vision des Oiseaux ivres d’Ivan Grbovic, c’est son ambition. Ambition thématique d’abord, puisqu’après une courte séquence d’ouverture montréalaise, il nous transporte dans un Mexique aussi violent que spectaculaire. Le désert cendreux engloutit les personnages dans l’immensité du cadre, avant que des pilleurs n’investissent la propriété désertée d’un trafiquant de drogue notoire, véritable Xanadu que l’on découvre dans de longs mouvements de caméra fluides, comme si l’on errait dans un studio de cinéma aux somptueux décors vidés de leurs personnages. Du Mexique au Québec, le raccord se fait à travers la figure du lien, aussi bien que de la rupture : à l’incendie d’une voiture roulant à toute vitesse sur une route déserte répond l’embrasement d’un soleil couchant ; au tigre blanc qui erre dans l’enclos d’un richissime mégalomane répond la course effrénée d’un chien vers son maitre. Le spectateur passe donc d’un monde de la démesure et de la sauvagerie aux paysages et à la société (en apparence) plus pacifiés du Québec, et ce par l’entremise du personnage de Willy (Jorge Antonio Guerrero), fuyant un Mexique hostile pour retrouver la trace de la femme qu’il aime (accessoirement la femme du trafiquant de drogue…). Il aboutit donc dans la ferme des Vinet, tenue par Julie (Hélène Florent) et Richard (Claude Legault), qui embauchent des travailleurs saisonniers pour récolter leurs salades.
Ambition narrative, ensuite, puisque la structure en boucle du récit, les sauts temporels qui s’opèrent dans la trame chronologique des événements, les indices visuels ou sonores distillés par le scénario, obligent le spectateur à se questionner, voire à réviser son jugement, tout au moins dans la première moitié du film. Si le passé de Willy et ses relations, tant personnelles que professionnelles, demeurent zone trouble, il en va de même pour les tensions familiales que l’on devine dans le couple Vinet à travers les regards et les non-dits, dont la fille adolescente, Léa (Marine Johnson), est le témoin privilégié. Une clé de ces tensions sera révélée à travers une belle séquence de séduction amoureuse, au milieu d’un champ de maïs, baignée par la lumière brûlante d’un (autre) soleil couchant, où la Julie du présent télescope celle du passé dans un même plan, substituant à la temporalité réelle la logique des affects qui perdurent et peuplent de fantômes un quotidien mélancolique.
Ambition plastique, enfin, qui s’exprime dans les superbes images de la directrice photo Sara Mishara, également créditée au scénario. L’impact du film réside en grande partie dans sa capacité à imprégner la rétine de fulgurances visuelles qui l’éloignent d’une certaine tradition naturaliste, et le rattachent plutôt à une veine lyrique (entretenue par la partition toujours inspirée de Philippe Brault), presque poétique, moins représentée dans le cinéma québécois contemporain. La caméra de Grbovic filme avec la même soif de beauté des faucheux dans l’herbe et le visage d’Hélène Florent, l’horizon hérissé de gratte-ciels (à moins qu’il ne s’agisse de silos…) et les gestes cadencés des ouvriers coupant les pieds de salade.
De fait, c’est lorsqu’il s’intéresse à la place des immigrants temporaires mexicains dans l’écosystème économique du Québec que le film est le plus pertinent. Sa meilleure part réside dans ces quelques séquences où l’on voit les ouvriers travailler, partager leurs récits personnels, échanger avec leurs familles dans un parloir virtuel qui pourrait évoquer une scène de prison, établir avec leurs patrons des relations qui ne sont pas dénuées d’ambigüité. La langue devient ici un vecteur de pouvoir, à travers lequel s’établit une hiérarchie très stricte et des rapports de force parfois violents. Tandis que Julie essaie d’apprendre l’espagnol, manifestant ainsi le désir d’établir une communication sincère avec ses ouvriers, son mari Richard s’exprime en français, à l’occasion de manière brutale, et cette domination linguistique éveille ironiquement l’écho du « Speak white ! » auquel était renvoyé le travailleur québécois sous le joug de son patron anglophone. Lors de la séquence très efficace de l’interrogatoire nocturne, dont l’intensité dramatique est amplifiée par la pluie, l’éclairage anxiogène et le mouvement lancinant des essuie-glaces, est accentuée l’atmosphère de lynchage et de domination humiliante qui convoque à l’esprit des parallèles troublants.
Malheureusement, cette question de l’intégration forcée des travailleurs immigrés dans un système qui les exploite semble passer au second plan des préoccupations du réalisateur, qui privilégie le romanesque au détriment d’un réalisme plus documentaire. Cela ne serait pas un défaut en soi (tout est question de choix personnel…) si cette prépondérance du romanesque ne reposait sur des ruptures de ton maladroites : les enjeux collectifs sont sans cesse contrariés par une intrigue amoureuse sommairement dessinée et, au final, sans grand intérêt. Ces ruptures de ton trouvent leur correspondant stylistique dans des ralentissements de l’image qui suspendent l’effet de réel sans enrichir le propos du film ni augmenter son impact émotionnel. Le scénario lui-même peine à relier certains éléments de l’histoire, sinon par des artifices narratifs douteux : par exemple, la puissance de la séquence nocturne évoquée plus haut est préparée par un long tunnel narratif où l’on suit, avec un intérêt très relatif, les mésaventures de Léa, mêlée à un réseau de prostitution durant le Grand Prix de Montréal. Et que dire de cette ultime séquence en flashback qui clôt le récit de manière peu inspirée, atténuant l’efficacité de l’effet de boucle vers lequel tendait tout le film ? Les Oiseaux ivres est le film d’un réalisateur talentueux, mais l’ivresse du titre (d’ailleurs motivé de manière artificielle par un plan d’étourneaux en vol…) renvoie, en l’état, davantage à l’enivrement produit par ses belles images qu’aux transports causés par une histoire aux ressorts dramatiques trop forcés.
2 novembre 2021