LES OLYMPIADES
Jacques Audiard
par Cédric Laval
Pour qui connait bien le cinéma de Jacques Audiard, la première impression qui surgit, après le visionnement de son dernier film Les Olympiades, est celle d’une incursion en territoires inconnus. Celui de la comédie, d’abord, qui n’a jamais été aussi présente dans son cinéma (on rit beaucoup, et souvent de manière franche, par rapport à certains dialogues désarmants de spontanéité), s’infléchissant même vers les ressorts de la comédie romantique au moment du dénouement. Celui du point de vue féminin, surtout, qui domine le matériau narratif, sans doute sous l’influence de ses deux coscénaristes, Céline Sciamma et Léa Mysius. Certes, Audiard avait déjà placé au centre de ses films des personnages de femmes (Sur mes lèvres, 2001 ; De rouille et d’os, 2012) mais le scénario introduisait assez vite dans l’histoire des figures masculines fortes. Dans Les Olympiades, la seule figure masculine principale, celle de Camille (Makita Samba), tourne autour des deux personnages féminins, qui constituent les centres de gravité de l’histoire. D’un côté, donc, Émilie (Lucie Zhang), une jeune femme qui se cherche (un travail à la hauteur de ses compétences, un homme qui satisfera autre chose que ses appétits sexuels…), et qui occupe l’appartement de sa grand-mère dont elle sous-loue une des chambres (Camille répondra à sa petite annonce, ce qui permettra leur rencontre). De l’autre, Nora (Noémie Merlant), trentenaire montée à Paris pour commencer des études de droit, avant que son projet ne déraille après que des étudiants ruinent sa réputation en la confondant avec une stripteaseuse du web, Amber Sweet (Jehnny Beth).
De même, si la caméra d’Audiard se pose dans un territoire urbain, prédominant dans son cinéma, le quartier choisi (qui donne son titre au film), situé dans le 13e arrondissement de Paris, ouvre des perspectives nouvelles, où les barres d’immeubles évoquent moins la laideur de la banlieue de Dheepan (2015) que l’utopie architecturale d’un Le Corbusier. Le noir et blanc très esthétique dans lequel baigne le film accentue d’ailleurs cette impression d’arrachement à un cadre spatiotemporel familier, cette plongée dans une utopie urbaine où l’absence de couleurs à l’image n’entrave pas, bien au contraire, le métissage des corps et des âmes représentés à l’écran. Utopie d’un Paris jeune, bouillonnant, multiethnique. Utopie des êtres qui accordent à une sexualité décomplexée la même importance que les nourritures de l’âme, les Confessions de Rousseau dans une main, le sein de l’être aimé dans l’autre. Utopie d’une langue qui fusionne les registres, du plus cru au plus châtié, comme pour faire tomber des barrières sociales.
Mais si cette image d’un Paris revitalisé s’impose souvent, encore faut-il ne pas être dupe de ce vernis utopique. Osons la formule d’« utopie dissonante » (et non pas dystopie) pour caractériser ces Olympiades. La légèreté d’Émilie, capable de voler au ralenti après avoir fait l’amour, dissimule aussi un mal-être, celui d’un corps qu’elle cherche à faire maigrir, celui d’une femme qui n’arrive plus à établir de contact émotionnel réel avec sa grand-mère ni avec ses amants de passage. L’énergie radieuse de Nora ne résiste pas aux quolibets de ses collègues étudiants, qui la renvoient à ses propres insécurités sexuelles et sentimentales. Camille lui-même, ancré dans son la préparation de son agrégation de Lettres, peu sujet aux atermoiements sentimentaux, manie la langue et les idées avec dextérité, mais ne sait plus communiquer avec sa jeune sœur de seize ans, ne trouve pas la clé de l’intériorité de Nora, qui lui permettra de s’ouvrir à lui, et s’effondre en larmes quand il réalise qu’il est incapable de plier un fauteuil roulant. Les dissonances ne sont pas seulement personnelles, elles se devinent au fondement de la société : bardée de son diplôme de Sciences Po, Émilie ne trouve rien de mieux que la vente par téléphone pour boucler ses fins de mois, et Camille se décourage de voir certains de ses anciens élèves, portés avec foi jusqu’à l’université, se reconvertir dans les travaux de construction. Ce qui pouvait sembler une comédie romantique sans conséquence devient le portrait d’une jeunesse belle et ambitieuse, dont les idéaux se heurtent au principe de réalité.
Heureusement demeure l’amour. Et la littérature. Le premier segment de l’histoire s’ouvre sur la phrase liminaire du Voyage au bout de la nuit de Céline (« Ça a débuté comme ça »), mais le film nous transporte vers la lumière, et non vers les ténèbres. Les personnages se cherchent, s’évitent, se mentent à la manière des personnages de Marivaux mais, comme les personnages de l’écrivain, ils finissent par tomber le masque et se révéler aux autres en même temps qu’à eux-mêmes. La référence à Marivaux en appelle une autre, surprenante et évidente à la fois : celle de Rohmer (d’ailleurs revendiquée par Audiard). Dans le creuset utopique du film, les corps se mélangent, les références aussi, et la propension des personnages aux joutes verbales comme aux esquives primesautières fait songer au goût de Rohmer pour les amours tortueuses. Encore faut-il ajouter que la trajectoire des personnages des Olympiades s’inverse par rapport à celle des films de Rohmer. Chez le second, les circonlocutions préludent à l’exultation des corps ; chez Audiard, le sexe est le prélude nécessaire à ce que quelque chose d’autre advienne par l’entremise des mots. Certes, « ça a débuté comme ça », dans une nuit parisienne non dénuée de menaces ; mais ça ne pouvait se finir que sur un grand « Je t’aime » hurlé dans un interphone, au centre d’une image saturée de lumière…
18 avril 2022