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Critiques

LES OMBRES PERSANES

Mani Haghighi

par Ludi Marwood

Une pluie s’abat sur Téhéran. Une pluie mesurée de soleil, submergeant les voitures et les vies. Quatre existences vont se croiser, s’entrechoquer sous ce ciel d’orage.  Il s’agit de deux couples : Farzaneh et Jalal d’un côté, Bita et Moshen de l’autre. Les deux femmes, Farzaneh et Bita, se ressemblent trait pour trait. Les deux hommes, Jalal et Moshen, sont des répliques exactes l’un de l’autre. Reprenant la thématique romantique du dopplegänger, Les ombres persanes en propose une variation frôlant le thriller psychologique et le drame social, avec pour toile de fond un Iran tiraillé entre religions et classes sociales.

Un montage parallèle déplie les vies des deux couples, nous introduisant dans leurs quotidiens. D’un côté, la routine passive et silencieuse de Farzaneh et Jalal : elle est instructrice de conduite, lui vit d’un travail qui, sans être nommé, semble plutôt manuel. Hors de leurs occupations respectives, Jalal et Farzaneh tentent de surmonter les impacts quotidiens des coups de déprime teintés d’hallucinations de Farzaneh. Ces pathologies psychologiques ne seront jamais définies mais seront fortement discutées lors de visites régulières chez une médecin.

De l’autre côté, la vie tourmentée de Bita et Moshen : évoluant dans un contexte plus huppé, incluant un vaste appartement et une belle télévision, le couple tente de surmonter les crises de colère et les accès de violence de Moshen, qui vient de passer un collègue à tabac. Un jour, Farzaneh aperçoit par hasard Moshen dans un bus. Croyant qu’il s’agit de son mari, elle le suit, l’observe de loin alors qu’il retrouve Bita. Rentrée chez elle, Farzaneh accuse d’infidélité un Jalal qui n’y comprend rien. Après avoir mené sa petite enquête, ce dernier finit par rencontrer Bita, dans une cage d’escalier. Un minuteur rythme la scène, allumant et éteignant les lumières. Le premier face à face de chaque moitié d’un double se déroule sur un fond contrasté d’ombre et de lumière.

homme et femme dans un couloir

Doucement, des relations s’entrelacent, des transgressions entre les frontières des existences s’effectuent par l’intermédiaire de voitures. Omniprésentes dans le film, elles deviennent un lieu d’abandon, habitacle de rencontres et de confidences. À la suite de leur rencontre, Bita prend l’habitude de rouler chaque soir jusque chez Jalal. À force de maux et de sourires, iels développent une relation aux lisières de l’amour. Lorsque Jalal retourne chez lui, l’apathie de sa vie avec Farzaneh, silencieuse dans sa chambre sombre, n’en est que plus frappante. Farzaneh, de son côté, est au plus mal depuis la découverte de l’existence de Bita et Moshen. Corps fantôme dans sa voiture, elle erre entre les deux foyers, cherchant sa place dans l’une de ces existences. Ses va-et-vient se heurtent à sa solitude, enfermée dans la distance de son couple, enfoncée par la prise de conscience que Bita est la femme heureuse qu’elle n’est pas. « Vous êtes faits l’un pour l’autre, c’était moi l’erreur ! » crie-t-elle à Jalal.

Erreur ou revers de la médaille ? Lorsque les protagonistes découvrent leur double, leurs failles et leurs manques n’en sont que plus palpables. La confrontation à leurs contradictions, par l’intermédiaire de la matérialisation de vies alternatives, les pousse à prendre conscience de leurs déterminismes sociaux. C’est ce qui permet au film d’échapper à l’habituel manichéisme du dopplegänger. Là où on trouve généralement un personnage devant faire face à un jumeau maléfique, Les ombres persanes propose une tout autre réflexion. Ici, l’humain·e ne se confronte pas à une allégorie de ses zones sombres. Les existences contrastées des deux couples viennent plutôt exacerber la capacité du contexte social à moduler les vies, alors que les comportements des personnages se modifient au contact de ces mondes dans lesquels ils peuvent désormais s’engouffrer. Un changement positif pour Bita et Jalal qui s’épanouissent et se découvrent un bonheur auquel iels ne pensaient pas avoir droit ; un aspect plus fataliste pour Moshen et Farzaneh sous la forme d’une conclusion résolument tragique. Le film n’explore donc pas uniquement la dimension psychologique de ses personnages mais leurs existences tout entières qu’il prend en compte dans leurs dimensions sociales, approfondissant la réflexion politique que peut générer l’archétype du dopplegänger.

Si la démarche du film est prometteuse, elle est néanmoins inondée par une accumulation de procédés dramatiques excessifs : palette chromatique aux tons bleutés sombres, musique aux accents tragiques accompagnant chaque séquence, mise en scène constante des corps et personnages en posture de détresse… Autant de composantes qui créent une surcharge de pathos sans proposer d’explication, ou d’ouverture, satisfaisant la densité du tragique présent dans le film. Dans les réactions démesurées des personnages, la dimension psychologique du thriller prend peut-être un peu trop le dessus. Le film se centre alors sur les traumatismes des personnages, au détriment du jeu passionnant de doubles et de contrastes qu’offrait sa prémisse. Dommage, les scènes de suspense sont parmi les meilleures du film. Cette avalanche de tragique dessert la portée dramatique des composantes cinématographiques, les images finissent par frôler le risible tant leur pathos est accentué. Perdu dans sa surcharge sentimentale, Les ombres persanes peine un peu à travailler ses jeux de contrastes.


12 juillet 2023