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Critiques

Les photos d’Alix / Le jardin des délices de Jérôme Bosch / Offre d’emploi

Jean Eustache

par Alexandre Ruffier

Après l’échec critique et public de Mes petites amoureuses en 1974, Jean Eustache terminera sa carrière en réalisant plusieurs courts métrages, dont trois en 1980. L’attrait pour le pouvoir du langage, présent depuis ses premiers films, trouve dans ses dernières productions une place de premier plan. Profitant des durées ramassées, Eustache continue d’explorer son esthétique de la parole en la juxtaposant à un intermédiaire visuel : une peinture, une photo et une lettre manuscrite.

Dans Les photos d’Alix, la photographe Alix Cléo Roubaud raconte ses photos à Boris Eustache, fils de Jean, décrivant le processus artistique ou le contexte dans lequel elles ont été créées. « Une photographie peut être personnellement pornographique tout en étant publiquement décente », dit Alix en décrivant la photo d’un appartement vide qui illustre, pour elle, sa relation avec un amant. À partir de ce point, le montage crée progressivement un trouble entre la description orale et la représentation des photos, qui bientôt se désynchronisent. Ce décalage révèle autant qu’il distord le réel et permet au langage d’atteindre les images dans des dimensions insoupçonnées et d’autant plus personnelles. Si tout le monde s’accorde à dire que les œuvres de Eustache sont biographiques, il demeure difficile d’en mesurer exactement la portée. Certaines images, certains discours peuvent apparaître décents tout en étant, comme pour Alix, personnellement pornographiques pour Eustache. Car si l’intitulé « sales histoires », titre d’un de ses films, est utilisé jusque dans la bande-annonce de la rétrospective qui lui est consacrée pour décrire son œuvre, cette dernière n’en reste pas moins majoritairement chaste dans son imagerie. Tout est donc confiné dans le terme « histoire ». Écouter un discours, une description, des rumeurs peut devenir chez Eustache de l’ordre du voyeurisme.

Cette relation entre langage et visuel est filée dans le court métrage suivant, Le jardin des délices de Jérôme Bosch. Dans cet épisode de la série télévisée Les enthousiastes, il reconstitue une soirée lors de laquelle son ami Jean-Noël Picq, acteur et psychanalyste, lui offre une analyse toute personnelle du tableau de Jérôme Bosch. La frontière entre documentaire et fiction se trouble, car nous sommes ici face à deux Picq, l’acteur habitué des films de Eustache, et l’érudit, monologuant devant des protagonistes mi-acteurs mi-spectateurs. Le procédé de base reste le même que dans Les photos d’Alix à la différence près qu’il n’illustre plus un processus de dévoilement, mais d’interprétation. La maîtrise de Eustache reste cependant totale quant à sa capacité à nous suspendre aux lèvres d’un interlocuteur qui écoule de longues diatribes incontinentes. Comme dans Les photos d’Alix, l’interprétation donnée par Picq fait référence à l’opacité de l’image et à la pornographie. Le sexe se trouve partout dans le tableau pour celui qui sait où il est. Pour autant, Picq, et peut-être Eustache, en réfute toute symbolique. Il n’y a pas d’interprétation à en faire, juste de la matière à observer. Le sens n’est pas caché, il est simplement personnel. Selon Picq, Bosch aurait été aujourd’hui pris pour un fou pour avoir dit que l’on peut voir par les oreilles. C’est ce vœu pieux que Eustache nous propose : on ne peut voir qu’à travers les yeux de celui qui parle. Si l’on décide de l’écouter.

La prémisse de Offre d’emploi semble détonner au vu des deux autres œuvres. Une secrétaire procède à l’entretien d’embauche d’un homme dans la cinquantaine au chômage. Elle lui demande, pour conclure l’entrevue, de lui envoyer une lettre manuscrite. Celle-ci sera à son tour confié à une psychologue/graphologue qui évaluera les différents candidats. Ses avis seront ensuite écoutés religieusement par le patron qui ne daignera même pas rencontrer les prétendants au poste. Le film se termine d’ailleurs par la désuétude programmée de la graphologie, déjà rattrapé par une nouvelle pseudoscience qui n’analyse même plus le contenu, juste les phonèmes, pour déterminer si un candidat est agressif ou accueillant. Un changement de ton, déjà esquissé dans La rosière de Pessac 79, qui colle à son époque. Les années 1980 et le choc pétrolier signent le glas des trente glorieuses et du, relatif plein emploi. On est à l’aube du « tournant de la rigueur » annoncée par Mitterrand en France et incarnée dans le reste du monde occidental par des figures comme Thatcher ou Reagan.

Eustache met son esthétique au service de l’illustration de ce glissement en opérant un déplacement des relations du dialogue, humain, vers celui du texte, interprété et désincarné. Car si le film commence bien par un entretien, la majeure partie du court métrage est réservée à l’étude de la graphologue. Nonobstant un ton plus critique, des parallèles se tracent aisément, dans la mise en scène, avec les deux œuvres précédentes. La graphologue de Offre d’emploi occupe le rôle qu’incarnaient Picq et Alix. Elle analyse et découvre des formes là où d’aucuns ne verraient que des phrases. Eustache offre de nouveau la possibilité de voir un monde par les oreilles. En appliquant sa mise en scène à l’univers de l’embauche, il en montre l’absurdité. Il ne met toutefois pas son amour du monologue de côté et l’on prend toujours autant de plaisir à suivre et écouter ses personnages parler.

Ces trois courts métrages, qui ont parfois des apparences de manifestes, nous donnent un aperçu plus vaste de l’œuvre de Eustache qui ne saurait se réduire à La maman et la putain. Si l’on cherchait, pour rendre grâce aux Cahiers du cinéma qui l’ont porté, à l’inscrire dans la politique des auteurs, ces trois œuvres découvrent un cinéaste pétri par des obsessions qu’il exprime dans des formes esthétiques évoluant avec la société et les sujets, un artiste complet qui n’aura cessé tout au long de sa carrière d’explorer – tout en nous faisant jouir avec – la puissance du langage.

 

Les trois films sont présentés dans le cadre de la rétrospective Jean Eustache au Cinéma du Musée. La prochaine séance est le 25 juillet à 14h30.


20 juillet 2023