LES REINES DU DRAME
Alexis Langlois
par Ludi Marwood
Deux chanteuses se rencontrent, elles s’aiment, très fort, trop mal, passionnément. L’une est pop et bourgeoise, elle s’appelle Mimi Madamour (Louiza Aura), l’autre est punk et prolo, elle se nomme Billy Kohler (Gio Ventura). Leurs différences de classes sociales et leurs milieux artistiques radicalement opposés rendront leur histoire d’amour… sanguinaire. Pour son premier long métrage, Les reines du drame, le·a réalisateur·ice Alexis Langlois propose un film mélodramatique prenant place dans un univers hybride où le camp côtoie la pop et où la comédie musicale rencontre la tragédie. Une œuvre osée, étrange… pour le meilleur et, parfois, pour le pire.
Malgré son exploitation très pertinente des tensions entre deux milieux culturels, l’un dit légitime, l’autre underground, le film de Langlois a du mal à incarner ce qu’il souhaite aborder. Et pour cause, l’œuvre s’intéresse presque exclusivement – et trop formellement – à ses deux protagonistes. Les trois quarts du film, et les trois quarts des plans, sont dévoués à Billy et Mimi. Les deux chanteuses sont majoritairement captées en plans rapprochés. Isolées dans des cadres qui floutent, voire occultent les milieux dans lesquels elles évoluent, elles n’interagissent pas vraiment avec leur environnement. Même les personnages secondaires sont peu présents à l’écran ou, du moins, n’ont que peu d’impact sur elles, exception faite de la narratrice de l’histoire, l’influenceuse Steevyshady (Bilal Hassani), mais qui, elle aussi, est captée en plans rapprochés. Cadrées donc de près, on ne voit que très peu de Billy et Mimi. Et quand un film ne peut montrer, il n’a pas d’autre choix que de dire. De fait, les informations que le scénario souhaite nous transmettre, les sujets qu’il souhaite aborder le sont uniquement par la parole et finissent par manquer cruellement de complexité. Par exemple, Billy reproche souvent à Mimi d’être une bourgeoise, alors qu’elle-même est pauvre et vit dans un squat. Mais, dans les faits, nous ne verrons jamais l’impact concret de ces différences de classe sur leur relation : pas de contraintes matérielles, de divergences dans leur capacité à subvenir à leurs besoins. Nous ne verrons d’ailleurs presque jamais le squat de Billy, puisque les quelques scènes qui y ont lieu seront cadrées en gros plans, ne montrant, pour ainsi dire, rien du squat. Si l’on ne nous avait pas dit que Billy était prolétaire, nous ne l’aurions tout simplement pas vu.
Il en va de même pour l’évocation de l’homophobie. L’un des enjeux majeurs de Les Reines du drame est l’annonce publique de la relation entre les deux chanteuses. Mimi, jeune star montante, refuse de le faire, apeurée par la discrimination qui sévit dans l’industrie musicale. Ses craintes finiront par blesser Billy. Cette homophobie est, on le sait, bien réelle, très documentée et critiquée à juste titre. Seulement, le film ne la montre pas, pas concrètement du moins. On ne voit jamais Mimi subir la moindre remarque vis-à-vis de son orientation sexuelle. À l’exception faite d’une seule scène qui, paradoxalement, vient amplifier le manque cruel d’incarnation du film.
Sur un plateau de télévision, Mimi tente d’assumer son lesbianisme, révélé malgré elle. Elle interprète une chanson très sensuelle, érotique, venant contraster avec l’image de jeune adolescente innocente qu’elle s’était construite jusqu’ici. À la fin du morceau, les deux présentatrices de l’émission ridiculisent le coming out de Mimi, l’humiliant publiquement. Ici, on peut très légitimement parler d’homophobie incarnée. Mais deux éléments contradictoires viennent compliquer cette matérialisation. Le premier est que, comme mentionné précédemment, nous n’avons jamais vu d’homophobie jusque-là, ni même entendu de remarques homophobes, l’humiliation semble alors tomber comme un cheveu sur la soupe. Le deuxième est que l’univers créé par Langlois est un monde totalement queer. Toutes les personnes sont issues de la communauté 2SLGBTQIA+, que ce soit dans le milieu de la pop, de l’underground, ou même les deux présentatrices de la télévision. Si le geste est appréciable et nécessaire dans un champ cinématographique, voire une société, qui invisibilise ses minorités, il rend le traitement des enjeux de discrimination dans le film très discutable. En effet, si Langlois souhaite capter, réellement, l’homophobie de l’industrie du divertissement, pourquoi diable la recouvrir d’un vernis queer ? N’y a-t-il pas un paradoxe ? Quand un monde n’est plus soumis à la norme hétérosexuelle, d’où provient l’homophobie ? Qui la produit ? Quand les deux présentatrices, queer, se moquent d’une chanteuse, queer, de quoi rient-elles ? Il semblerait que le film cherche à avoir le beurre et l’argent du beurre : à montrer l’homophobie sans la regarder vraiment, sans en capter ses structures. L’oppression se retrouve réduite, elle aussi, à des paroles vides, des mots enfermés dans des cadres rapprochés.
Il serait cependant injuste de ne pas relever une scène très réussie du film, en plan large cette fois. Filmées de loin, dans une ruelle mal éclairée, Mimi et Billy se disputent. La scène oscille entre l’engueulade sérieuse et un jeu d’acteur·ices tâtonnant le grotesque, offrant un mélange de tons pour le moins désarçonnant. Mais, ce qui m’intéresse, ce sont les corps des chanteuses. Captés dans leur entièreté grâce au plan large, ils sont un peu raides, semblent mal à l’aise dans tout cet espace. Pour la première fois, on touche à une forme de vérité. Si, lors des moments musicaux du film, Langlois cadrait déjà les corps en plans larges, ces derniers étaient contrôlés, maîtrisés et neutralisés par les chorégraphies. Ici, le film lâche ce contrôle. Dans le plan large, les éclats d’inconfort transcendent les rôles et, pour la première fois, on voit les acteur·ices. Leurs corps redeviennent chair, la parole devient matière, s’incarne, se transforme en violence qui agit, percute, redonne, enfin, aux protagonistes, leur vitalité. Et c’est peut-être ici, dans cette scène, que Les reines du drame réussit son plus beau geste.
23 mai 2025