Les trois singes
Nuri Bilge Ceylan
par Marcel Jean
Couronné du prix de la mise en scène au festival de Cannes 2008, Les trois singes du cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan est une expérience sensorielle intense. Tournant le dos à la luminosité de Les climats, Ceylan livre ici une uvre de textures, pleine de chaleur et de poussière, de sueur et de vent Une oeuvre elliptique aussi. D’emblée, l’événement qui lance le récit n’est pas montré : roulant sur une route de campagne, la voiture d’un homme politique a heurté un piéton… Ceylan donne ainsi le ton au film, car Les trois singes est un long métrage à l’économie narrative singulière, une sorte de récit en creux qui garde le spectateur en déséquilibre, qui procède par omissions autant que par indices.
C’est un peu comme si le cinéaste cherchait à faire écho au comportement de ses personnages. Car Les trois singes est une histoire de silence et d’aveuglement volontaire. Une histoire de mensonge, donc, qui devient histoire de trahison. Cette histoire, c’est celle d’une famille. Le père, chauffeur de l’homme politique, accepte la responsabilité de l’accident et la peine de prison qui s’ensuit. Le fait-il par soumission ou simplement pour l’argent? On ne le saura jamais. Sa femme et son fils vont l’attendre, mais l’implacable engrenage du destin se met en marche, machine infernale dont la droite trajectoire rappelle ces trains qui passent sous les fenêtres de l’appartement familial et viennent rythmer le déroulement du film.
Cette atmosphère (la chaleur, l’air poisseux, le désir, la force du destin, etc.) évoque le James Cain du Facteur sonne toujours deux fois. Les trois singes est en quelque sorte un film noir abreuvé directement à la source dostoïevskienne. Crime, châtiment. Mais quel châtiment? Quel long chemin faut-il parcourir pour en arriver-là?, aurait pu dire Bresson, cet autre grand dostoïevskien ? Et, surtout, quand cela va-t-il s’arrêter? Car, à la fin, on repart pour un autre tour. Le destin est un carrousel. C’est Sisyphe en Turquie.
Le déterminisme faisant effet, le film se fige progressivement et perd ainsi une partie de son intérêt. Reste alors la mise en scène, c’est-à-dire cette façon qu’a Ceylan de signer ses plans, l’usage virtuose qu’il fait de la filtration et de la coloration numérique de l’image, l’audace du montage, les trouvailles sonores (la sonnerie du téléphone de la mère), l’intelligence avec laquelle il utilise l’immeuble étroit dans lequel se trouve l’appartement de la famille, bordé d’un côté par la mer, de l’autre par les voies ferrées Nous sommes ici devant un très grand artiste. Mais ça, après Nuages de mai, Uzak et Les climats, nous n’en doutions pas.
Ne rien entendre, ne rien voir, ne rien dire. Voilà ce qui cimente la vie familiale dans Les trois singes. Un ciment qui prend dans la souffrance et la mélancolie. Une souffrance sourde et muette que Ceylan parvient remarquablement à saisir, comme dans ces séquences, les plus belles du film, où le fils, en pleine confusion, en vient à vomir son mal être, ou encore reçoit la visite du spectre de son jeune frère décédé.
Si Nuri Bilge Ceylan y perd en inspiration ce qu’il gagne en maîtrise (et quelle maîtrise!), Les trois singes demeure une uvre fascinante et troublante. Appelons ça un poème contemplatif à la condition humaine, un exercice de grand style ou une leçon de mise en scène. Peu importe, cela mérite certainement le détour.
30 avril 2009