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Critiques

LES YEUX NE FONT PAS LE REGARD

Simon Plouffe

par Cédric Laval

Les premiers plans du documentaire de Simon Plouffe annoncent la teneur du voyage dans lequel nous sommes embarqués : des formes fantomatiques émergent du brouillard, irréelle forêt dont la présence inquiétante est amplifiée par un grondement sourd qui tend à phagocyter l’image et les sons de la nature, peinant à émerger. Une voix off nous parle alors de cécité subie, de sensations floues, déstabilisantes, avant qu’un plan fixe sur un oiseau, dans un entrelacs de branches, se délivre peu à peu de ses oripeaux de brume pour laisser apparaître des couleurs plus franches, un réel plus distinct. Le titre se dessine alors sur un écran noir : Les yeux ne font pas le regard. C’est à une exploration sensorielle que nous sommes conviés, en même temps qu’à une méditation sur la vue, sur la vie, envisagée sous l’angle de la perte d’un sens traditionnellement considéré comme le plus précieux. De fait, le documentaire se tisse autour de quatre témoignages principaux, dont le fil se dévide en s’entrelaçant, quatre témoins partageant le même handicap de la cécité. Un Serbe de Bosnie, Nebojša, un soldat ukrainien, Trystan, une Allemande, Anja, et un vieil homme japonais, Yukizo, vont partager le récit de leurs drames, et les leçons de vie qu’ils en ont tirées. Il en résulte une expérience de cinéma stimulante, tantôt immersive, tantôt réflexive, sans effet de pathos facile au risque d’une certaine sécheresse, exploitant à merveille les ressources de son médium.

Ces ressources servent d’abord à illustrer la fracture existentielle instaurée par la perte de la vue. La voix off le pose d’emblée : perdre la vue, c’est perdre la vie, c’est considérer qu’avec cette perte, « la vie est finie ». Anja confiera plus tard, aussi, sa tentation du suicide à la suite des circonstances qui lui ont ôté la vue. De manière plus prosaïque, Trystan a d’abord été déclaré « cliniquement mort » après avoir reçu dans l’œil un éclat de balle ayant ricoché sur le canon de son fusil. La cécité convoque donc avec elle l’angoisse de la mort, sinon l’aspiration à mourir, et le réalisateur cherche à traduire visuellement cette angoisse des images qui nous fuient, et ce de différentes manières : effets de flou, inconsistance des reflets, split screen mimant la vue d’un seul œil valide, surexposition de certains photogrammes, luminosité maximale de l’écran, pénombre hantée de figures ou écran noir traduisent les degrés divers de ce handicap dont souffrent les protagonistes. Pourtant, par-delà le choc de la prise de conscience, les pulsions de vie sont les plus fortes, et ils apprennent à jouir pleinement de leurs autres sens. Yukizo en témoigne : la cécité n’exacerbe pas ces autres sens, comme on aurait tendance à le croire spontanément ; elle ôte simplement à la vue sa suprématie qui nous faisait oublier d’y avoir recours de manière efficace.

Silhouette dans une forêt devant un tank détruit

Parmi ces sens, c’est évidemment l’ouïe sur laquelle les personnages apprennent à se guider d’abord. « Je t’entends », murmure affectueusement Nebojša à l’oiseau en cage qui partage sa vie ; Anja déclare aimer les sons, et a troqué le médium de la photo pour celui de la vidéo, afin de capter l’empreinte du réel qui lui soit le plus facilement accessible ; quant à Yukizo, il nous apprend qu’« il est facile de vivre à Tokyo pour un aveugle », puisque l’on peut se guider avec les sons : dans le métro, les voix sont féminines ou masculines selon que l’on se trouve sur un quai de numéro pair ou impair, et des chants d’oiseaux annoncent la proximité des sorties ! Fort naturellement, le réalisateur accorde une attention particulière à cette bande-son à travers laquelle s’incarne le réel. Dans un travelling avant, caméra à l’épaule, le cinéaste suit Nebojša en se collant à sa nuque, attentif au moindre de ses tressaillements lorsqu’un bruit intrusif vient perturber sa progression prudente au milieu de la rue. Mais s’ils sont le plus souvent des points de repère rassurants sur l’écran noir de la cécité, les sons peuvent aussi être les fantômes d’une menace : ces cris retentissant dans la nuit sont-ils de joie ou de terreur ? Ces explosions sèches sont-elles des tirs ou des feux d’artifice ? De manière plus troublante encore, Trystan révèle qu’il a désormais peur du battement d’ailes d’un oiseau, très similaire au bruit avant-coureur d’une fusée ennemie…

Car au-delà de la cécité, un autre point commun unit les différents témoins : ils sont tous des victimes, directes ou indirectes, de la guerre. Nebojša et Anja sont devenus aveugles à la suite de l’explosion d’une mine, Trystan à cause d’un éclat de balle, Yukizo est hanté par les bruits du bombardement qu’a subi Tokyo en mars 1945. Le documentaire s’infléchit alors vers un discours plus convenu sur les impacts de la guerre, sur les traces qu’elle laisse dans les corps meurtris (des éclats de métal demeurent fichés à jamais dans le corps d’Anja et rappellent à l’occasion leur présence…) aussi bien que dans les paysages urbains (ponts détruits, bâtiments bombardés…) ou naturels (« Danger : mines antipersonnel » signale un panneau fiché sur un sentier forestier). Certains propos se font plus didactiques, en particulier dans le segment, un peu plus faible, consacré à Yukizo. À la toute fin du film, Anja rappelle que, sur les 500 dernières années, un historien n’a pu comptabiliser que 67 jours de paix, concluant avec justesse, sinon originalité, que l’être humain est atteint d’une cécité morale bien plus grave que la cécité physique dont elle souffre elle-même.

Malheureusement, cette vérité est connue depuis la nuit des temps : nous n’écoutons pas les Cassandre de ce monde, nous préférons ignorer les signes avant-coureurs de la catastrophe. « Qu’est-ce que voir ? Il faut aussi comprendre ce que l’on voit » : cette parole pleine de sagesse, délivrée au cours du film, éclipse par sa pertinence le discours antimilitariste un peu trop générique qui avait prévalu jusqu’alors. Dans un monde où nous sommes submergés d’images, nous avons paradoxalement perdu notre capacité à voir le réel. « Quand j’ai perdu la vue, j’ai appris à voir », affirme l’un de ces aveugles, bien plus clairvoyants que nous sommes. Voir, c’est-à-dire comprendre, ne pas réduire le monde à la tyrannie d’un seul sens, appréhender le réel à travers les multiples couches sensorielles qui le constituent. À plusieurs reprises, le cinéaste joue avec la lumière, sature et désature les images, comme on pourrait le faire en basculant d’un photogramme à son négatif. Mais ce négatif est porteur d’un message positif essentiel, éclairé par le titre : la couleur, la lumière, la vue, ne suffisent pas à « faire le regard » ; et, parfois, l’expérience de la nuit, physique ou spirituelle, est nécessaire à l’être humain pour accéder à une meilleure connaissance de soi et du monde.


29 mai 2025