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Critiques

Let Them All Talk

Steven Soderbergh

par Ariel Esteban Cayer

« There must be a better way to describe things, to arrange words in a new way…»

Ces mots, qu’Alice (Meryl Streep) se murmure à elle-même, pourraient bien résumer où en est aujourd’hui la « méthode » Soderbergh, cinéaste qui trouve, de film en film, de meilleures façons de nous montrer les choses. Il cultive depuis Che (2008) un redoutable système de l’épure, en privilégiant la lisibilité et la flexibilité des plans sur toute fioriture formelle ou narrative. Let Them All Talk se situe dans la lignée de ses œuvres récentes aux allures « mineures » (Logan Lucky, Unsane, High Flying Bird) – autant d’exercices dont l’apparente modestie n’est finalement qu’un leurre tant ils nous apparaissent efficaces et toniques face à l’écosystème actuel des superproductions boursouflées, des monstrations auteuristes ou encore, des « contenus » homogènes et anonymes.

Plus encore, Let Them All Talk va droit au cœur de la tension qui anime le redoutable et prolifique cinéaste américain. Comme toujours chez Soderbergh, il est question de travail mais pour une fois, plus précisément, de l’éthique qui sous-tend ce travail. Alice Hughes, autrice estimée d’une œuvre littéraire nichée, bien qu’imposante – gagnante notamment d’un Pulitzer – est convoquée outre-Atlantique pour y recevoir le prestigieux prix Footling. Ne pouvant s’y rendre en avion, elle opte pour le Queen Mary 2, navire à bord duquel elle invite également ses amies de longue date Roberta (Candice Bergen) et Susan (Dianne Wiest) ainsi que son neveu chouchou Tyler (Lucas Hedges). Karen (Emma Chan), son agente, se glisse à bord en douce pour lui extirper les secrets de son prochain manuscrit, tandis qu’Alice avertit ses convives d’emblée : elle n’a que très peu de temps à leur dédier. Un air de mystère s’installe.

Construit autour des déambulations et des conversations qu’encourage une telle croisière, le récit dans son apparente simplicité permet au cinéaste de dissimuler un grand film sur le thème de la création littéraire. Laissant à son excellente distribution amplement d’espace pour improviser (à partir du scénario de Deborah Eisenberg) et étoffer leurs personnages aux détours de subtiles expressions faciales et de non-dits tétanisants, la caméra de Soderbergh – à hauteur de visage, y allant d’un champ-contrechamp – n’est jamais intrusive, plutôt simple et révélatrice. C’est ce dépouillement qui met en résonnance la charge émotionnelle du récit, qui en excave les enjeux et en révèle l’ampleur. Une idylle potentielle s’esquisse, par exemple, entre Karen et Tyler, tandis que le ressentiment de Roberta face au succès de sa vieille amie menace de déborder à tout instant, tel une lutte des classes en miniature. Les détails s’accumulent de manière limpide et désarmante tandis que Soderbergh nous laisse entrevoir les autres parties du navire, ses cuisines et ses buanderies, les marins qui s’activent – cette illusion du luxe qui sous-tend un récit aux apparences trompeuses.

De même, on découvre progressivement la relation épineuse qu’entretient Alice avec ses vieilles amies : relation qui nourrit visiblement son œuvre. Ainsi, se dessine, aux pourtours du drame intimiste, un discours opposant un art plus « populaire » et une création, disons, plus torturée, plus éprouvante (pour l’artiste, comme pour son entourage). Un discours entre une méthode où l’on attendrait une semaine pour qu’un mot nous arrive, mû par une quelconque inspiration divine, et une autre, où écrire un roman serait une affaire de planning, de quelques mois, tout au plus. Ces révélations nous arrivent en tandem avec l’introduction dans le récit d’un certain Kelvin Kranz (Daniel Agrant) : auteur hyper-prolifique de thrillers à succès (une « industrie à lui-seul », « un gentleman », nous indique-t-on). Personnage anodin par rapport au drame central, il en vient cependant à représenter l’antithèse d’Alice, le reflet au travers duquel les enjeux du récit se précisent.

Car si les mots d’Alice font d’abord écho à cette « méthode Soderbergh » qui cherche à trouver les bons mots à tout prix, il ne s’agit cependant que d’une fausse piste dans un film qui, contre toute attente, en regorge. En bon prestidigitateur, Soderbergh force la sympathie du spectateur envers le personnage d’Alice, puis la fait progressivement vaciller. Il mène son « drame littéraire » vers quelque chose qui s’apparente presque au polar, modulant, autrement dit, entre une sensibilité « Alice Hughes » et une sensibilité « Kelvin Kranz » : du drame sérieux à quelque chose de plus intriguant, qui revêt une atmosphère feutrée de huis clos en haute mer…

Au fil des conversations, l’image du génie littéraire d’Alice – ou du « génie » de manière générale – se complexifie, s’effrite, se teinte de vécu, et vient, une fois le rideau tombé, poser des questions essentielles sur l’éthique entourant la création. Plus précisément, Let Them All Talk dissimule, sous ses airs anodins de film d’après-midi, d’importantes questions sur la création dans une arène commerciale et lucrative (à laquelle le cinéma de Soderbergh appartient évidemment). Dans le contexte de l’œuvre (autant de films « vite faits, bien faits », finalement plus Krantz que Hughes), Let Them All Talk prend alors une dimension inespérée : celle d’un film d’une précision remarquable, signé par un réalisateur n’ayant plus rien à prouver, mais qui révèle néanmoins une clé additionnelle pour lire l’œuvre protéiforme de son auteur.


3 mars 2021