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Critiques

L’ÉTABLI

Mathias Gokalp

par Alexandre Ruffier

Apogée miraculeux, phénoménal et invraisemblable d’une succession de mouvements sociaux depuis 1966, les semaines du début de mai 1968 virent s’allier les prolétaires, les étudiant·e·s, les intellectuel·le·s et le monde du cinéma. Un évènement que certain·e·s regardent encore aujourd’hui avec envie comme un ça a été possible. La fin de la grève et le retour au calme ont pourtant signifié pour beaucoup l’échec du mouvement. Parmi elles et eux, Robert Linhart, un futur professeur de philosophie hospitalisé au moment des événements de mai. Il vit avec sa fille et sa femme dans un grand appartement parisien hérité de ses parents. Il a une existence bourgeoise pendant que les gens qu’il espère aider font un travail harassant et peu rémunéré. Afin de résoudre cette contradiction, il décide de s’engager chez Citroën et de son expérience écrit L’établi, un roman autobiographique publié en 1978 que le réalisateur Mathias Gokalp vient d’adapter au cinéma.

À l’issue d’un processus de sélection proche de celui de l’armée, Robert (Swann Arlaud) est envoyé à l’usine de la porte de Choisy. Son plan est simple : se faire accepter et se lier d’amitié avec les travailleur·se·s pour ensuite initier un mouvement de contestation sociale. Lors de son premier jour, un contremaître l’emmène sur la chaîne de production et demande à un ouvrier, Ali, de lui montrer le travail. Le professeur ne fait pas l’affaire. Il est trop lent, maladroit et ralentit tout le monde, rendant les ouvrier·ère·s mécontent·e·s car ils et elles risquent de perdre leurs primes. Le contremaître le change de poste et l’envoie trier les portières. Une nouvelle fois, il n’est pas assez bon, se blesse et ne tient pas la cadence. On cherche alors à le virer, mais le patron, un vétéran de la guerre d’Indochine, décide de le garder, car il l’aime bien. Robert a l’air honnête, et l’histoire tragique de la faillite de son père, inventée afin de camoufler son origine sociale, touche une corde sensible. D’autant plus qu’il est français et qu’il est blanc. Il apprendra vite, il lui faut juste un peu de temps pour s’habituer. Pour l’aider à s’acclimater, on le monte en grade et on lui donne un travail moins pénible. Ça n’arrive qu’aux blancs de commencer S2.

À travers cette première partie, le film donne une place conséquente aux gestes du travail. Les scènes sont souvent longues, tout comme les plans, inscrivant dans la durée la difficulté des tâches qui doivent être exécutées. Mathias Gokalp s’applique à montrer la répétition des gestes, l’aliénation qui s’en suit, les cadences et le corps qui s’adapte, se brise, se tord et se moule à l’appareil de production. C’est également l’occasion d’exposer les conditions sociales de la vie à l’usine. Les syndicats qui sont durs à bouger parce qu’ils ne veulent pas griller leurs cartouches sur des grèves qui n’aboutiront pas. Les conditions précaires des travailleur·se·s immigré·e·s sans papiers, illettré·e·s parfois, qui ne parlent que très mal le français et ne peuvent remplir leurs documents administratifs. Le sexisme, le racisme et la cruauté des contremaîtres.

homme inquiet dans groupe

Le film superpose aux images de l’usine les pensées de Robert récitées à partir du livre de Linhart. Ce dernier poétise son expérience et en tire des conclusions à partir desquelles il nourrit son envie révolutionnaire. Ce procédé permet en outre de pirater la fiction par le documentaire et de faire de ponts entre trois strates de réalités : l’expérience originale de Linhart, sa transposition romanesque et sa reconstitution au cinéma. Il est toutefois dommage que le film limite sa mise en scène à cet ancrage biographique en se centrant principalement autour du personnage de Robert. Mathias Gokalp reste malheureusement un peu trop proche de la reconstitution historique et semble parfois oublier de penser son récit au présent. Malgré quelques interventions de la part de Christian, un jeune ouvrier vivant déjà dans la nostalgie de mai, le film propose un traitement trop en surface de la dimension mythologique, aujourd’hui inextricable des grèves ouvrières de 1968.

Dans sa deuxième moitié, parallèlement à l’adaptation de Robert à la vie dans l’usine, L’établi met de côté la monstration du travail pour se concentrer sur l’organisation d’un mouvement social. Certains personnages secondaires gagnent en importance et forment un comité de grève. Ils se confrontent alors à la difficulté de créer l’inertie nécessaire pour qu’une cinquantaine de personnes entraînent l’arrêt d’une usine de 2000 employé·e·s et ne sont pas aidés par les manigances de la direction. Sous les ordres du patron (Denis Podalydès), les contremaîtres n’hésitent pas à être violents physiquement et psychologiquement. Les ouvriers·ère·s veulent se battre à la régulière face à des dominants prêts à toutes les bassesses. C’est ici que le film déploie le plus largement ses lignes thématiques principales : l’utilité de l’action sociale et la place de l’individu dans celle-ci.

« L’utopie ça réduit à la cuisson, c’est pourquoi il en faut énormément au départ », disait Gébé, et L’établi montre bien cette lutte perpétuelle entre ce que l’on peut exiger et ce que l’on obtiendra. Le film est également une belle illustration que toutes les luttes ne mènent pas forcément au grand soir. Elles sont avant tout une série d’échecs et de réussites qui tracent un chemin sur lequel parfois certaines personnes s’émancipent de leurs conditions sociales. Le film de Mathias Gokalp, tout en restant une œuvre que l’on regarde avec sympathie, a toutefois du mal à dépasser l’hommage lisse à Linhart et se perd malheureusement dans une proposition trop programmatique focalisée sur le développement de son personnage principal. L’acte final, cherchant à apporter un peu de nuance, rate malheureusement sa cible. Il n’émet pas de réelle critique quant à l’utilité de la démarche de Linhart, un sujet pourtant au cœur de plusieurs séquences du film, et ne cherche pas à ébranler la douce nostalgie de Mai 68. On sort du film avant tout rassuré·e en apprenant que certain·e·s ouvrier·ère·s ont retrouvé du travail et remercient Robert pour son engagement tandis que de son côté le professeur désabusé, désormais guéri de sa torpeur, est bien décidé à inspirer ses élèves. Si cette conclusion heureuse a un goût de passage obligé, elle ne saurait faire totalement oublier les qualités d’observation du film de Golkap.


18 août 2023