L’ÉTÉ DERNIER
Catherine Breillat
par Gérard Grugeau
Sur une proposition du producteur Saïd Ben Saïd, Catherine Breillat revient au cinéma en adaptant un film danois, Dronningen (Queen of Hearts), réalisé en 2019 par May el-Toukhy. Et pour la cinéaste affaiblie en 2005 par un ACV, c’est un retour en force. Le sujet résonne, à l’heure du mouvement #MeToo, alors qu’une avocate qui défend le droit des mineurs victimes de violences physiques ou sexuelles en vient à entretenir une liaison avec son beau-fils de 17 ans, né du premier mariage de son époux. Mais Breillat n’a jamais manqué d’audace et, incontestablement, L’été dernier, coscénarisé par Pascal Bonitzer, en impose par l’intelligence de son récit pasolinien et l’infaillibilité du regard d’une cinéaste en pleine possession de ses moyens pour qui le cinéma demeure le lieu de toutes les complexités.
Complexe, le film l’est, tout en étant limpide et radical, s’affichant comme un précis de mise en scène où tous les outils du septième art sont mis à contribution pour aller à l’essentiel d’une histoire de désir dont les protagonistes sortiront dévastés. « La pulsion propulse et menace… le désir se lève, s’emporte et s’égare ou bien s’éteint », écrit Jean-Luc Nancy dans Sexistence (2017). Entre Anne (Léa Drucker, sidérante d’ambiguïté) et Théo, l’adolescent rebelle (Samuel Kircher, tout en grâce naturelle), le feu brûle, menaçant l’ordre bourgeois qui reprendra toutefois vite ses droits. Là est toute la subversion du film qui, tel un diamant noir aux arêtes tranchantes, joue de la fièvre de la transgression avec une douceur de velours doublée d’une perversité abrupte et sauvage.
L’été dernier est un film-somme car il condense plusieurs des préoccupations de Breillat, à commencer par les références aux contes cruels de l’enfance peuplés de princes et de princesses, d’ogres et de dragons (Barbe bleue, 2009), que l’on raconte ici à Angela et Serena, les deux fillettes adoptées par le couple. Pensons aussi à l’affection et la rivalité entre sœurs (À ma sœur !, 2001), Anne faisant figure de transfuge de classe face à Mina (Clotilde Courau), employée d’un salon d’esthétique. Sans oublier les ravages de la passion charnelle (Une vieille maîtresse, 2007), ou les mystères de la jouissance féminine (Anatomie de l’enfer, 2004), ou encore la division entre la tête et le sexe qui coupe en deux le corps des femmes (Romance, 1999). Tous ces thèmes se retrouvent déclinés dans L’été dernier, formant une toile de fond familière qui, loin de toute psychologisation, s’enrichit toutefois au seul contact de la personnalité ambivalente d’Anne, héroïne hitchcockienne tout aussi glaciale que sophistiquée, dont la plongée inexorable dans « les catacombes du plaisir » (expression employée par Breillat dans Le livre du plaisir) génère une trouble fascination.
Face à une telle histoire où le sexe est à la fois un enjeu de vertige et de pouvoir, Breillat s’inscrit en porte-à-faux par rapport à l’époque. Nul refuge pour elle derrière une posture morale, les notions d’inceste, de prédation et de consentement étant ici évacuées pour laisser place à l’amorce d’une romance qui précipitera bientôt les deux protagonistes dans l’élan amoureux et la fusion charnelle. Pour la cinéaste, les interdits appellent la transgression, mais pour celle qui a toujours fui la sentimentalité, les forces de l’inconscient veillent et sont rarement un chemin de lumière. Elles vont même révéler toute la monstruosité d’une femme abusée par son propre désir qui, toutes griffes dehors, voudra sauver sa vie familiale et son statut social.
À cet égard, deux séquences fortes se font écho dans le film, célébrant les noces barbares d’Éros et Thanatos. Durant une scène de sexe entre Anne et son mari (Olivier Rabourdin, en colosse aux pieds d’argile), l’héroïne s’offre tout en racontant le désir qu’elle a éprouvé adolescente pour un ami de sa mère dont elle voyait « les rides, la peau fine et parcheminée ». Vision terrifiante d’un pré-cadavre « passant inexorablement du côté de la mort ». Ce traumatisme fondateur, sans doute entaché de honte et de dégoût alors que l’homme n’avait pourtant qu’une trentaine d’années, annonce ce qu’il adviendra du lien avec Théo qu’Anne écrasera de son mépris, s’enfermant dans le déni de la relation. En amont, elle aura pourtant succombé à « la tentation de la chute » (selon ses propres mots) tant appréhendée et, après avoir cédé une dernière fois au désir impétueux et désespéré de son beau-fils, elle rejoindra le lit conjugal où elle glissera son corps glacé, Théo ayant été en quelque sorte le passeur vers une autre mort d’elle-même. Un lent fondu au noir viendra en dernier lieu engloutir les époux comme un linceul. Reconduisant le traumatisme d’une jeunesse entravée, on peut peut-être en conclure que la trajectoire de l’héroïne entre pureté et souillure aura tendu ici vers un devenir-cadavre que Breillat, implacable, filme en entomologiste avide de moments de vérité et d’éternité.
Pour excaver toutes les contradictions du récit, la mise en scène se tient au plus près de ses sujets d’observation. Se refusant au contrechamp, rassemblant les personnages dans le cadre tout en réaffirmant en alternance la puissance du gros plan, la mise en scène au cordeau veille à préserver l’intégrité des personnages. Vibrante, la photographie de Jeanne Lapoirie magnifie les emballements du désir et les gouffres de l’obscénité, toute image ayant, comme on sait, sa part d’ombre. Ainsi, une virée en décapotable sur une musique de Sonic Youth illumine l’écran, incandescente et électrique. Un long baiser obstruant l’arrière-plan donne soudain à voir et à ressentir le caractère dévorant de la pulsion sexuelle, tout en venant titiller notre pulsion scopique. Breillat excelle par ailleurs à filmer le temps dilaté de l’amour, comme lors de ces moments de confidence au magnétophone qui ouvrent des brèches, révélant la sophistication du monde féminin par opposition à la binarité du monde masculin.
Quant à la passion charnelle filmée en longues prises, elle livre ici des éclats de beauté que seule Breillat sait arracher au réel avec la persévérance des alchimistes. À la faveur de scènes d’intimité épidermique, Léa Drucker et Samuel Kircher donnent tout, s’abandonnant à l’indécence insistante de la caméra. Pensons ici à une scène de cunnilingus qui donne l’impression d’être filmée depuis le sexe féminin. Et à cette autre séquence, rappelant la figure de Marie-Madeleine en extase (1606) du peintre Le Caravage, où Anne, tête renversée, les yeux fermés baignés de larmes, semble sceller l’union de l’amour mystique et de l’érotisme, le plaisir pour la cinéaste s’avérant toujours du côté de la transcendance chez la femme et de la petite mort chez l’homme. Dans ce rapprochement entre le sexe et l’art, « la pulsion trouve une forme. C’est-à-dire une façon de faire sens », pourrait-on avancer en reprenant, là encore, les termes de Jean-Luc Nancy.
L’été dernier est un sans conteste un film d’amour laissant libre cours au caractère nomade et vagabond du désir. Une évidence émane de chaque plan comme dans cette séquence où Anne et Pierre déjeunent sur la terrasse alors que Théo, torse nu, se profile dans la baie vitrée derrière eux. En un plan tout est dit. Après l’acte transgressif, le corps de l’éphèbe, miroir de tous les fantasmes, est désormais entre eux. Rien ne l’en délogera jusqu’à la chute. C’est par cette frontalité de l’image ouverte sur ses propres abîmes et les micro-modulations de sa fine partition que le film, souverain, atteint une plénitude qui foudroie.
11 juillet 2024