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Critiques

Leviathan

Andreï Zvyagintsev

par Philippe Gajan

Synopsis : Kolia et Lilya vivent avec le fils adolescent de Kolia, Roma, dans une petite ville côtière de la mer de Barents. Le maire corrompu cherche à s’emparer de leur propriété, une maison et un atelier de réparation automobile. Pour lui échapper, Kolia a fait appel à Dmitri, l’un de ses anciens amis de l’armée maintenant avocat à Moscou, qui a rassemblé un dossier à charge contre le maire.

Baigné dans les brumes mystiques d’une Russie aux marges du monde et les vapeurs éthyliques, Leviathan marque le retour attendu d’Andreï Zvyagintsev –  Le retour (Lion d’or 2003), Le bannissement (2007) et Elena (2011). Chroniqueur d’une société en pleine déliquescence, observateur de la Russie de Poutine mais nourrie (comme Poutine) de toutes celles qui l’ont précédée, le cinéaste avec ce titre à la fois biblique (le livre de Job) et politico-philosophique (Thomas Hobbes) propose une réflexion ambitieuse, vaste et très universelle sur un monde à bout de souffle, au bord du gouffre, rongé par la corruption, hanté par une humanité quasiment résignée.

Une humanité enchâssée dans un écrin somptueux, cette nature à la fois grandiose et impitoyable, belle à en mourir que dévoile l’ouverture du film (et sa clôture). Nappés par la musique de Philip Glass, ces quelques plans sublimes de l’océan et des quelques épaves de bateaux et autres carcasses de baleine, opèrent comme un avertissement. L’homme est tout petit : devant la nature, devant son créateur, devant le pouvoir. C’est là le véritable sens du titre de ce film qui établit ainsi une allégorie du récit à venir. Kolya, le personnage principal, va bien tenter une vaine révolte mais affronte des forces supérieures.

Inspiré par un fait divers américain (un homme qui se bat contre une multinationale…) et … Michael Kohlhaas, le roman de Heinrich von Kleist, Zvyagintsev orchestre donc le récit d’un homme sans qualités défait avant même d’avoir combattu. Il le fait à sa manière sombre et cocasse à la fois, sans cynisme ni ironie, toujours juste dans sa mise en scène et subtil dans la folie qui traverse chaque scène. C’est cet anniversaire entre copains où l’on mitraille à la kalachnikov le portrait d’anciens dirigeants soviétiques (Lénine, Staline, Gorbatchev…), avant que cette scène de beuverie mythique, joyeusement décadente et décalée, ne se transforme en drame, avant que ce dernier n’éclate et ne balaye toute cette impuissance. Ce sont ces scènes kafkaïennes face aux institutions de la loi, des parodies de justice, des scènes mafieuses, la collusion de l’église, risible si elle n’était pas si triste. Le cinéaste dit le grotesque du monde, de son monde, de notre monde… mais il le dit avec élégance.

Zvyagintsev, c’est un peu Tchekhov dans la Russie post-communiste, un mélange de tragédie et de comédie vu à hauteur d’homme, d’observations fines et de traits puissants. Hobbes dans son Leviathan opposait l’homme à l’état de nature, sorte d’individualiste survivaliste, – et le chaos qui ne pourrait manquer d’en découler (« la guerre de tous contre tous ») – et l’homme assujetti à un ensemble de règles le liant à un souverain (un monarque absolu lui-même non lié par ce pacte social). L’État, cet ensemble de forces obscures (le Leviathan), serait donc chargé de réguler cette société qui, sans ce pacte social, ne saurait tarder à entrer en guerre civile.

Dans la version de Zvyagintsev, l’État, même s’il étend son ombre (l’avocat de Moscou et tous les sous-entendus), n’existe plus que dans sa version corrompue, presque caricaturale (le maire en version pitoyable du monarque absolu au dessus des lois). L’homme semble sur le point de retourner à l’état de nature, toute cohésion sociale paraît avoir disparu. Leviathan n’est certainement pas un film nostalgique du communisme, mais il renvoie dos à dos les deux époques. Nous sommes au-delà du cercle polaire, nous arpentons les confins du bout du monde, du bout de la route, du bout de la civilisation. Leviathan est film quasi apocalyptique, qui ne cesse de décrire les liens entre le particulier et le général, entre une Russie rurale et la civilisation humaine, entre l’homme et la nature, entre Kolya et le pouvoir. C’est drôle parfois mais c’est toujours tragique.


30 juillet 2015