Leviathan
Lucien Castaing-Taylor
par Éric Fourlanty
Dans la Bible, Léviathan est un monstre marin dont la nature n’est jamais précisée. De Hugo à Auster, en passant par Rimbaud et Melville, écrivains et poètes se sont appropriés cette créature mythique symbolisant la part d’ombre, l’obscur, la sauvagerie enfouie de la nature autant que de l’humanité. H.P. Lovecraft, le maître du non-dit et de l’indescriptible, a, lui aussi évoqué, la Bête biblique. À l’instar des histoires fantastiques de l’auteur de Je suis d’ailleurs, Léviathan se définit plus par ce qu’il ne montre pas que par ce qu’il donne à voir. Aucun contexte, aucun commentaire, aucune entrevue, mais un point de vue unique pour ce film atypique que ses auteurs qualifient joliment de « film hurlant sans paroles ». Artistes et professeurs en anthropologie à Harvard, Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel signent le premier film expressionniste sur la pêche en haute mer. Mais que peuvent bien avoir en commun un documentaire sur la pêche industrielle au large de la côte est américaine et le mythe biblique du dragon des mers? Tout est dans le regard.
Le film se passe presque entièrement entre le crépuscule et l’aube, alors qu’une poignée d’hommes marins tatoués, clope au bec, panse sortie et regard sans fond remontent, dépècent et entreposent des milliers de poissons et de crustacés. Dans le tumulte incessant des machines qui rugissent, ils travaillent en silence, hormis quelques ordres aboyés pour couvrir le vacarme environnant. Nous sommes à leurs côtés, dans le froid, la pluie, les odeurs. Avant d’être un récit, Léviathan est une ambiance, nocturne, poisseuse, inquiétante, une nuit froide trouée d’éclairs de couleurs un genre de Blade Runner au grand large!
La caméra est au plus près du matériau qu’elle filme, ciels impénétrables, viande humaine ou animale, gestes d’artisans du XIXe siècle, treuils et grues à la Jules Verne. Plans serrés, illeton au ras du pont, vision poético-anthropologique : les images sont hyperréalistes et quasi-abstraites, charnelles et mystiques, dantesques comme un tableau de Francis Bacon. Le travail sur le son est remarquable. Le ressac incessant des vagues, les sons étouffés sous l’eau, la stridence du vent, les chaînes qui grincent sur les poulies comme des ongles sur un tableau noir, les cris de mouettes échappées de The Birds, les mugissements du bateau qui craque sous la houle : encore plus que par les yeux, c’est par les oreilles que nous sommes immergés dans ce monde claustrophobe et qui est tout sauf celui du silence, n’en déplaise à Cousteau.
Nous sommes au cur de la mer ouvrière, avant qu’elle ne soit de plaisance, bordée de nageurs et couverte de voiliers, la mer nourricière et meurtrière, indifférente au genre humain. Nous sommes dans les entrailles de la Bête et celle-ci n’est pas celle qu’on pense. Le propos du film n’est ni écologique ni politique, mais il suffit de voir la quantité de chair rejetée à l’eau, les têtes de poissons coupées nous fixant de leurs yeux glauques, les flots de sang déversés par les flancs du navire pour que chacun fasse son idée sur cette boucherie dont nous sommes nourris.
Pour ce type de documentaire d’auteur, on parle souvent de caméra à hauteur d’homme. Ici, elle est parfois au ciel (sans l’ombre d’un « God’s point of view »), au faîte du mât, à vol d’oiseau et dans les nuages, sans dessus-dessous, mais la plupart du temps, elle est à hauteur de poisson, sur le pont, dans la cale, dans les filets, noyée sous l’eau. Léviathan est probablement le seul film à nous donner à voir le point de vue de la palourde morte! Jusque dans le générique, où les noms latins des espèces filmées sont mêlés à ceux des pêcheurs.
Peut-être encore plus que dans un film de fiction, chaque plan d’un documentaire doit avoir une raison d’être, une fonction propre. Que se passe-t-il dans ce plan? Pourquoi garder celui-ci plutôt que celui-là? Combien de temps doit-il durer? Ici, le parti pris des cinéastes pour la durée est clair. Chaque plan est épuisé, vidé de sa substance, éviscéré serait-on tenté de dire, poussé jusqu’à sa durée limite, parfois jusqu’à la complaisance. Dès lors, sa durée totale de 1h25 apparaît arbitraire, trop longue et trop courte à la fois. Hormis ce bémol, avec lequel un spectateur averti pourra facilement composer, Léviathan reste une incroyable aventure, une expérience sensorielle qui s’approche du cinéma à l’état pur.
La bande-annonce de Leviathan
4 avril 2013