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Critiques

L’extrême frontière

Rodrigue Jean

par Gérard Grugeau

Tissu allusif, la poésie est par nature insaisissable. Inépuisables, ses motifs évanescents miroitent dans l’infini des mots et réssuscitent le verbe, loin de toute conscience de soi, dans l’attente du désir. Comment, sans tomber dans l’illustration, filmer ce «langage dans le langage» qui parle secrètement à l’imagination et fait que le mystère de l’art s’accomplit soudain dans le giron de la sensation pure et de l’émotion vraie? C’est le défi que relève avec intelligence et rigueur Rodrigue Jean dans L’Extrême frontière pour célèbrer «l’œoeuvre poétique de Gérald Leblanc», grand poète allumé et sans tabou d’une Acadie moderne, née sous le signe de l’urbanité et de l’américanité dans l’effervescence des années de la contre-culture et des luttes identitaires*. Fort d’une culture en résistance issue de l’oralité, il fallait alors apprendre à «dire nous dans les débris du monde». Aujourd’hui, le compagnon de route de la Beat Generation, l’amoureux du jazz et du blues, a rejoint les Ginsberg, Kerouac, Holiday et Gillepsie de ce monde pour mieux se perdre dans de nouvelles errances. Personnalité rassembleuse proche des générations montantes, Gérald Leblanc fut à la fois le passeur d’une présence acadienne opiniâtre, le chantre d’une parole intime qui transcendait le quotidien et l’arpenteur d’un «territoire flottant» («Qu’est-ce que ça veut dire venir de nulle part?») qu’il a inventorié, cartographié sans relâche pour l’ancrer dans le concret et l’éternité. Cet être de désir, Rodrigue Jean le filme avec pudeur au crépuscule d’une vie entièrement dédiée à la littérature. Chaque fois que l’homme des Matins habitables apparaît, l’image irradie, capturant dans ses rets l’empreinte d’un être de dénuement et de solitude à la spiritualité affirmée. La pensée est là, toujours alerte, l’œil vif et pénétrant, et le corps souffrant, métastasé, s’offre à nous douloureusement en métaphore de l’écriture, avec les mots qui prolifèrent et se réinventent inlassablement comme des virus affolés. Mais pour l’écrivain, le parolier, l’essayiste et l’éditeur qu’était Gérald Leblanc, le corps n’avait rien de mortifère. Il était «véhicule de plaisir» et la sexualité, moteur de l’écriture. C’est donc autour de cette idée du corps-jouissance, du corps-transmetteur et de la dissémination d’une parole que se construira le film avec une délicate ténacité.

Témoignages (Herménégilde Chiasson, Antonine Maillet, Claude Beausoleil), lectures (Raymond Guy Leblanc, France Daigle, Hélène Monette, Carole David), chansons (sublime Marie-Jo Thério) : en optant pour une esthétique du gros plan où les visages et les corps traversés d’affects deviennent «les paysages» d’une parole poétique proférée ou commentée, Rodrigue Jean fait de la frontalité un principe quasi immuable de mise en scène qui ne laisse aucun autre choix que celui de se fondre dans «les bruits de la langue». Corps érotisés, corps-langue, «langue bigarrée à la rythmique chiac», corps-territoire d’un lieu problématique en mal d’incarnation («Moncton multipiste») : tous ces corps diffusent à l’écran une énergie singulière à laquelle se colle le montage fluide et sensible qui cultive les résonances internes d’une parole convulsive et nomade, se déployant par à-coups jusqu’à l’extase. De cette multiplicité de voix (Acadie et Québec confondus), dont celles des privilégiés, ami(e)s ou amants à qui le poète avait dédicacé certains de ses écrits, de ce réseau affectif tentaculaire qui donne à voir et entendre, à l’occasion d’une soirée-hommage, la place prépondérante qu’occupait ici Gérald Leblanc dans le monde de la poésie contemporaine, naît une forme de transe amoureuse orchestrée par quelque chamane passé maître dans l’art de l’incantation. Alors, le film jazz, blues et rock’n’roll une Amérique du désir dans l’embrasement des mots. La parole gonfle comme une érection, le film «bande en couleur», alors que la «Main de Moncton rote le chiac». Puis la tension se relâche, comme au moment de la cigarette après l’amour, avant que le film ne nous transporte vers son point d’orgue où, entre «amour et guérilla», la poésie se fait mantra et se lâche une dernière fois dans la spirale incandescente de ses déchirures originelles. Livrant seul face à la caméra Mouvance, peut-être la plus belle envolée de Gérald Leblanc dans le registre du lyrisme halluciné, Jean-Paul Daoust embrase littéralement l’écran et nous emporte dans la litanie extatique d’une parole «magique et météque» sans cesse revivifiée. En convoquant le chaos des mots, la matérialité des corps et les voix texturées au premier plan du dispositif cinématographique, Rodrigue Jean gagne son pari. Il redonne au poème sa juste place, celle d’une expérience de beauté inestimable, envoûtante comme «une méditation qui se creuse» et ouvre sur le sacré dans la douce contagion de son mystère.

* Ces luttes ont été notamment portées par la génération des Guy Arsenault présent dans le film (Acadie Rock est le texte fondateur de la modernité acadienne), Raymond Guy Leblanc, Herménégilde Chiasson et Dyane Léger.

 

 

 


27 avril 2007