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Critiques

L’héroïque lande – la frontière brûle

Nicolas Klotz, Elisabeth Perceval

par Gérard Grugeau

Une humanité naissante

À voir des films comme Des spectres hantent l’Europe de Maria Kourkouta et Niki Giannari et L’Héroïque Lande, la frontière brûle de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, on ne peut que souscrire aux idées du philosophe Giorgio Agamben. C’est-à-dire faire le constat que les camps de réfugiés se multiplient sur la planète et que ces espaces sont aujourd’hui devenus « le paradigme de la modernité. »1 Comment le cinéma peut-il rendre compte de la réalité de ces territoires soumis à l’état d’exception ? Comment peut-il contrer le tout audiovisuel vidé d’images qui confine les drames humains à des données statistiques et sociologiques, tout en laissant le spectateur démuni face à sa propre impuissance ? Certes, grâce aux nouveaux outils numériques, le cinéma est entré dans une phase de régénérescence donnant lieu à des pratiques revivifiées. Loin de l’industrie, enfin maître de son matériel, le cinéaste a retrouvé son statut de filmeur et l’énergie du défricheur. Mais devant l’ampleur inégalée des flux migratoires, une pensée radicale s’impose, appelant un geste cinématographique tout aussi radical. C’est ce que propose l’œuvre-fleuve de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval qui, en 3h40 minutes passées avec les réfugiés au cœur de la Jungle de Calais en France, redonne corps à un cinéma de la croyance en phase avec l’état du monde. Un cinéma qui regarde à partir de « la position extrême du désespoir » car, pour rebondir là encore sur la pensée d’Agamben, « être contemporain, c’est percevoir l’obscurité de son époque et non sa lumière. »2 Mais en campant sur cette position plus optimiste qu’il n’y paraît de prime abord s’ouvre tout un champ de possibles où le cinéma peut alors « remettre le monde en mouvement. »3

Chapitré en 4 parties, L’Héroïque Lande, la frontière brûle est un chantier au long cours entrepris par deux créateurs (Klotz à la caméra, Perceval au son) qui ont décidé de radicaliser plus avant leur pratique commune afin d’assurer une présence du cinéma dans un de ces lieux d’exception où le réfugié, Homo Sacer des temps modernes, est confronté à tous les arbitraires. Échelonnée sur plusieurs mois de tournage, l’aventure tient de l’essai cinématographique, un essai fureteur en quête d’une forme susceptible de redonner au regard sa pleine mesure. L’intitulé du premier chapitre, Naissance d’une nation, n’est pas anodin. De fait, il renvoie tant au film mythique (1915) de D. W. Griffith qui a défini la grammaire du cinéma, notamment par le montage, qu’à l’édification de la nation américaine née dans la violence raciale. À sa façon, avec de l’équipement léger et sans cadre de production, L’Héroïque Lande, la frontière brûle revient humblement aux origines du septième art en réinventant un mode de travail adapté au temps présent. Dans la Jungle, cet espace d’exception où s’entassent les sacrifiés de notre monde, de nouvelles formes de vie cristallisent, portées par l’énergie d’une communauté naissante, invisible aux yeux des pouvoirs politique et médiatique. Aux sans abri de Paria et aux sans papiers de La Blessure succèdent ici les sans droits d’une nouvelle matrice opaque, celle des camps qui tendent à se substituer aujourd’hui à la cité. De films en installations, le travail de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval s’avère à ce titre d’une cohérence exemplaire, s’efforçant de ramener sur les rivages de la vie et dans le mouvement de l’Histoire tous « les hors du monde » de la modernité. Dans L’Héroïque Lande, la frontière brûle, les cinéastes répondent à un appel lancé par notre époque – où les discours anti-immigration trouvent de plus en plus d’échos – pour produire des images non récupérables par l’ordre social avec une foi inébranlable dans ce présent aux riches potentialités qu’Agamben associe à « ce qui reste non vécu. »

Les quatre parties qui structurent le film donnent une ampleur inusitée au geste, tirant celui-ci vers l’épopée. Une épopée née de la matière même d’une oeuvre qui devient le grand récit fondateur de la Jungle avec ses héros venus d’ailleurs, fuyant guerres et misères. Des héros mythologiques qui, comme dans L’Iliade et L’Odyssée, doivent surmonter maintes épreuves pour étreindre l’objet de leurs rêves (ici, le passage en Angleterre). Klotz et Perceval filme au plus près le quotidien de cette « interzone » cernée de clôtures et hantée par l’Histoire, laissant émerger peu à peu en pleine lumière les silhouettes et les visages indociles de populations fantômes, victimes du siècle. Comme au début de l’humanité, le motif du feu domestiqué court à travers le film, nous ramenant constamment à cette idée de communauté naissante qui annonce le monde de demain. Avec ses activités diverses, ses commerces, ses tentes et ses containeurs aménagés, la Jungle est une ville née de la boue qui s’anime comme une ruche, une force de vie en perpétuel mouvement, toujours prête à renaitre de ses cendres. Son démantèlement par l’État français qui débouche ici sur un paysage de désolation n’a d’ailleurs rien résolu de la crise migratoire. De nouveaux regroupements se sont déjà formés à Calais. Et selon Agamben, tout (re)commencement commande l’Histoire.

Tels les chants qui composent les différents mouvements des épopées millénaires, L’Héroïque Lande, la frontière brûle brasse une matière protéiforme qui irradient par flux et ouvrent des brèches dans le réel en multipliant les points d’ancrage. Gestes du quotidien, témoignages intimes, mouvements de foule : la caméra statique ou mobile organise ces flux au fil de longues séquences, parfois muettes, parfois structurées par la musique. Très présents, les sons directs, comme le vent violent que capte Élisabeth Perceval comme le faisaient Straub et Huillet dans Trop tôt, trop tard, fouettent l’imagination, rééduquent l’oreille tout en révélant le paysage physique, sensoriel, qui participe de ce « lieu du crime» que constitue la Jungle. Loin de tout pathos, le spectateur est immergé dans une expérience du sensible qui fait vaciller ses perceptions. Et le cinéma atteint parfois la grâce ultime, comme dans cette séquence où le trio formé par Zeid, Azmal et Dawitt, une autre déclinaison de cette jeunesse indomptée familière des films de Klotz et Perceval (Low Life), dansent sur une chanson de Christophe. Le film bascule alors dans un espace-temps de la présence pure où tout semble à nouveau possible, comme si la vitalité farouche de ces corps embrasait soudain l’écran pour conjurer toutes les forces obscures de notre époque. L’image devient alors un vrai champ/chant de libération et pour ces silhouettes enjouées et pour le cinéma lui-même. Plus tard, dans le dernier quart du film, alors que la frontière brule, l’épopée se délivrera de toutes ses entraves narratives pour aller vers une épuration extrême du cadre. Nue, se diluant dans le ciel et la mer tandis qu’un ferry passe au large, la plage se fera lieu de passage, frontière vers un au-delà libre et utopique où le chant de Léonard Cohen (Stranger Song) et la danse du chorégraphe congolais DeLaVallet Bidiefono viennent sceller les noces du politique et du poétique aux portes d’un monde ancien soudain revivifié. Demain, l’aurore…

  1. 1. Entretien avec Giorgio Agamben, in Telerama, 9 mars 2012, Juliette Cerf
  2. 2. Citation tirée du Hors-série no1 de la revue Spirale consacré au travail du groupe d’action en cinéma, Épopée
  3. 3. Le visible est le caché, Marie-Claude Loiselle, in 24 images 181, p. 32-33


1 juillet 2019