L’heure de la sortie
Sébastien Marnier
par Apolline Caron-Ottavi
L’atmosphère studieuse d’une classe. Le professeur, debout près de la fenêtre, observe les nuques des élèves avant de tirer sans bruit une chaise à lui. Il grimpe, puis saute dans le vide. L’heure de la sortie s’ouvre sur cette prémisse tragique, qui explique le catapultage de Pierre en tant que professeur remplaçant dans cette classe de 3e d’un collègue huppé, composée d’élèves identifiés comme étant à haut potentiel. Pierre fait une thèse sur Kafka, il est un encore jeune, ouvert sur le monde, sain dans son corps (adepte de natation), juste un peu solitaire (il recherche un nouveau compagnon). Plutôt habitué à enseigner dans des collèges défavorisés, il ne tarde pas à être déconcerté par ses nouveaux étudiants.
« Êtes-vous sûr que vous êtes à la hauteur ? » : voilà le genre de réplique auquel le professeur se retrouve confronté. Il se met peu à peu à enrager face à cette jeunesse privilégiée, méprisante, sur-cultivée ; il trouve ses élèves angoissants, avec leur sérieux à toute épreuve et leur refus de recevoir de l’aide lorsque d’autres jeunes du collège les persécutent. Il commence alors à les espionner, et ce jusqu’en dehors de l’établissement. Leurs jeux violents, où ils se confrontent à la souffrance comme s’ils ne voulaient plus rien ressentir, n’ont rien pour le rassurer. Persuadé qu’ils préparent un mauvais coup du type massacre de Columbine, Pierre va sombrer dans un état paranoïaque, et le film avec, reprenant les codes du thriller mais aussi du film d’horreur. Les visions de ses élèves impassibles qui le réveillent en sueur évoquent irrésistiblement celles de Children of the Damned ou de Village of the Damned. D’autres éléments rendent l’atmosphère du film étrange, de façon plus discrète, comme cette chaleur moite et constante qui accable les personnages. Les premiers signes d’une planète sur le point de devenir une cocotte-minute ?
Car on comprend peu à peu que l’attitude de ces jeunes est due à la solastalgie (ou écoanxiété), ce nouveau mal du siècle, détresse psychique liée à la catastrophe environnementale, et plus généralement à l’idée que le monde tel qu’on le connaît va disparaitre. Les élèves de Pierre, dont le quotidien est rythmé par les alertes attentats et par les actualités déprimantes, enregistrent des pamphlets, mêlant leurs réflexions à des extraits de reportages, sur des DVD qu’ils enterrent dans un terrain vague. Une tentative de sauvegarder un témoignage d’archive pour la postérité à l’ère du numérique. Pierre dérobe les DVD, qu’il regarde sans que cela atténue pour autant sa méfiance.
On peut se demander au cours du film pourquoi le cinéaste a choisi d’ancrer son histoire dans cette classe a priori antipathique. Pourquoi n’a-t-il pas représenté une jeunesse mixte et universelle, comme l’avait fait Bertrand Bonello dans son très beau Nocturama ? Ce choix troublant va peu à peu trouver sa justification et conférer plus de violence à la réflexion. En choisissant de tels personnages, Sébastien Marnier nous incite à prendre affectivement le parti de Pierre, parfaitement incarné par Laurent Lafitte : un individu qui, bien que légèrement effacé et austère, s’affiche comme progressiste et prend à cœur son métier, pourtant sous-estimé, dans une institution où certains semblent s’être résignés à l’impuissance. Tout le mouvement du film va être de renverser ce positionnement simpliste, non sans rappeler le Take Shelter de Jeff Nichols.
L’heure de la sortie est en quelque sorte construit de façon à nous induire en erreur, à ce que l’on s’oublie dans le thriller horrifique (fort bien mené) avant de recevoir le retour de bâton du réel en pleine figure. En cela le film dérange, mais c’est là qu’il frappe fort : il nous confronte à nos propres préjugés et nous place insidieusement dans la peau d’un climatosceptique, même lorsqu’on pense ne pas l’être. Car en réalité, les seuls qui ne le sont absolument pas sont ces très jeunes gens auxquels les adultes reprochent de ne pas être « légers ». À l’heure où, plutôt que de se pencher sur l’état du monde, certains préfèrent s’attaquer à Greta Thunberg jusque dans son apparence physique[1], L’heure de la sortie se transforme en démonstration parfaitement glaçante. Non pas que les élèves du film rappellent Greta Thunberg – bien que les deux se voient reprocher leur étrangeté – mais l’attitude de leur professeur rejoint celle des adultes aujourd’hui. Pierre reste aveugle, bien qu’il ne semble pas ignorer la réalité qui préoccupe ses élèves. Il sait, mais il n’a pas encore accepté. De ce fait, son enquête se perd inutilement en conjectures. « Êtes-vous sûr que vous êtes à la hauteur ? », disaient-ils. En effet, le sommes-nous ?
[1] Voir le texte agressif que le Français Michel Onfray lui a consacré – non pas que Greta Thunberg soit inattaquable, mais la cause qu’elle défend mériterait qu’un philosophe prenne un peu de recul et propose en ce cas sa propre réflexion sur le contexte.
16 août 2019