LICORICE PIZZA
Paul Thomas Anderson
par Elijah Baron
Habituellement réduite à un décor anonyme dans les productions hollywoodiennes, la vallée de San Fernando, qui englobe une partie de Los Angeles, a plusieurs fois pris vie à l’écran à travers le regard de Paul Thomas Anderson. Ce dernier avait déjà entrepris dans ses premiers films, dont Boogie Nights (1997) et Magnolia (1999), de restituer l’originalité de sa petite patrie, d’extraire sa quintessence à partir d’un mélange de souvenirs de jeunesse, de biographies insolites et de légendes urbaines ; mais c’est dans Licorice Pizza que l’on ressent le mieux le rapport personnel du cinéaste à ce territoire à la fois concret et fantasmé, revisité avec une affection pénétrante.
Comme Kenneth Branagh avec Belfast ou Paolo Sorrentino avec La main de Dieu, Anderson semble avoir été poussé par le contexte pandémique au repli sur soi, retrouvant sa terre natale et l’époque de son enfance au sein d’un projet particulièrement intime. Emprunté à une ancienne maison de disques, le titre évocateur et relativement oxymorique de ce nouveau film nous propulse dans la vallée de San Fernando des années 1970, ses commerces marquants et sa musique éternelle, ses célébrités lunatiques et ses jeunes en quête de gloire. Toutefois, plutôt que sur le charme suranné d’un autre temps, l’accent est placé sur la fraîcheur et l’ingénuité de Cooper Hoffman (fils aîné de Philip Seymour Hoffman) et Alana Haim (du groupe musical HAIM), deux acteurs novices qui débutent au cinéma tout comme leurs personnages débutent dans la vie.
Incarnant respectivement Gary Valentine, un adolescent ambitieux inspiré du producteur Gary Goetzman, et Alana Kane, l’employée déboussolée de 25 ans dont il s’éprend malgré son âge, Hoffman et Haim forment un duo qui tient du miracle. Ensemble, ils témoignent de l’instinct sans faille d’Anderson, qui n’a pas hésité à choisir deux interprètes sans expérience pour tenir l’affiche d’une comédie romantique aux côtés d’acteurs reconnus comme Bradley Cooper ou Sean Penn. Or, c’est justement leur inexpérience, leur naturel expressif et la conscience du fait qu’ils vivent une aventure inédite qui leur permettent de créer des personnages aussi inoubliables et vrais. Décrivant un milieu où l’on est toujours à une audition près de devenir une vedette, Anderson joue habilement du contraste entre ces deux nouveaux visages et leur association sous-jacente à deux stars reconnues : Philip Seymour Hoffman et Barbra Streisand.
Les personnages vivent une relation purement platonique malgré les avances de Gary, quoi que cette union mystérieuse puisse rappeler, sur un ton nettement plus ludique, le type de jeux de pouvoir explorés précédemment dans Phantom Thread (2017). Si le bienheureux Licorice Pizza ne pourrait être en surface plus différent du film précédent, tout en oppressantes nuances de gris, Anderson continue ici de tourner en dérision le narcissisme dément de figures masculines d’autorité, tout en recentrant sa vision sur les choix personnels d’une femme. À l’inverse de Gary, qui apparaît du fait de sa maturité précoce comme un adulte coincé dans un corps d’enfant surdimensionné, Alana est constamment infantilisée par son entourage paternaliste, et l’observation de cet entre-deux, propre à leur dynamique contrastée, intéresse finalement plus le cinéaste que la multitude de développements improbables, mais toujours divertissants, qui s’étirent au fil du temps indéterminé du récit. On ne sait jamais vers quels espaces psychologiques, et quels décors extravagants nous mèneront Gary et Alana, et cette attente du danger distingue le film de la plupart des hangout moviesauxquels il s’apparente.
Car Anderson s’éloigne pour la première fois de ses modèles habituels (Kubrick, Altman, Demme) pour se référer en douceur à ses contemporains bien vivants, tels que Cameron Crowe, Richard Linklater et Quentin Tarantino, dont le Once Upon a Time in Hollywood (2019) est ici une influence évidente. Comme ce dernier, Licorice Pizza existe principalement pour nous permettre d’explorer, aux côtés de protagonistes amoureusement rendus, un monde disparu, mais c’est aussi et surtout un film familial à grande échelle qui met en scène, peut-être en partie pour des raisons de logistique sanitaire, différents membres des familles Anderson, Haim, Hoffman, Spielberg, Demme, Reilly, Goetzman et DiCaprio. Chaque plan est ainsi enrichi par l’amitié que porte le cinéaste à ses personnages, ses acteurs, ses proches et son public, et l’on a en effet l’impression de retrouver en voyant ce film des êtres chers, de participer à cet esprit de convivialité qui est l’âme du projet d’Anderson.
7 février 2022