L’image manquante
Rithy Panh
par Céline Gobert
Des bobines à terre laissées à l’abandon, pellicules brûlées et à jamais perdues : l’image qui ouvre le film est saisissante. Ces « images manquantes », ce sont celles du génocide cambodgien, l’horreur et les mensonges du régime des Khmers rouges, une Histoire douloureuse, effacée des mémoire, effacée par les flammes. Rithy Panh avait treize ans lorsque sa famille entière, originaire de Phnom Penh a été déportée dans des camps de travaux forcés sur les rizières du Kampuchéa démocratique. Il a 50 ans aujourd’hui. Il est toujours hanté par ces images, « ses » images, celle de son père qui est mort de faim refusant subitement de se nourrir afin de garder sa dignité d’homme, celles de ses sœurs, de sa mère, de ces milliers d’anonymes, ces images qui n’existent plus que là, dans sa mémoire. Le cinéaste n’a pas attendu L’image manquante pour évoquer le génocide : dans S21, la machine de mort khmère rouge, il parlait d’un centre de détention où 17 000 prisonniers ont été torturés, dans Duch, le maître des forges de l’enfer, il dialoguait avec Kaing Guek Eav, l’un des bourreaux de l’époque. Cette fois, il a choisi l’intime « je » pour s’exprimer, contrainte narrative qu’il détourne audacieusement grâce à des procédés cinématographiques minutieux.
Rithy Panh va lui même « reconstituer » ces images manquantes, mettre littéralement en scène ses souvenirs, le passé (individuel et collectif) à l’aide de figurines d’argile, faites de terre et d’eau, mêlant une voix off sensible – texte co-écrit avec l’auteur Christophe Bataille et récité par l’acteur et mathématicien d’origine cambodgienne Randal Douc – et des images d’archives, de propagande. « Et cette image manquante, maintenant je vous la donne, pour qu’elle ne cesse pas de nous chercher. », conclut-il. Donner à voir pour se libérer. Montrer ce qui ne peut se dire. Contourner l’absence d’images pour représenter le souvenir. Autant de challenges, personnels et cinématographiques, que le cinéaste relève avec grâce et maestria. Le résultat est captivant, passionnant, poignant. Des qualificatifs que peu de documentaires se voient attribuer. Il faut dire que l’image (manquante) se révèle avec force, sans jamais se vautrer dans le larmoyant : ces petites statues de terre mouillée, belles, ultra expressives – confectionnées par l’artiste sculpteur Sarith Mang – disent l’enfoui, la vérité derrière les images officielles, la destruction de familles entières, la perte des siens. « Avec de la terre et de l’eau, avec les morts, les rizières, avec des mains vivantes, on fait un homme. Il suffit de pas grand-chose ».
Le texte est beau, s’écoule lentement, épouse les formes, les bribes des souvenirs, berce comme la houle des vagues, que l’on retrouve en ouverture et clôture du documentaire, symbole d’une mémoire-fardeau qui emplit et qui (se) vide. Les statuettes non animées des figures de son enfance refont l’image, accouchent du souvenir, muettes comme le sont les défunts, immobiles, figées comme l’étaient les victimes des Khmers rouges et leur supposée nouvelle et parfaite organisation sociale. Quatre années, de 1975 à 1979, où l’enfant qu’il était a travaillé sans relâche, voyant périr un à un les membres de sa famille, les sons de la guitare de son frère sombrant dans le silence, les mots d’autrefois scellés dans des bouches closes. « Parfois, le silence est un cri », écrit-il. Le fil rouge de L’image manquante, qui s’étire du début à la fin, dessine également une sublime et intelligente réflexion sur la nature et la fonction de l’image. Que faire avec elle ? Que faire de celles qui manquent ? Que faire de celles qui sont de trop ? «Je sais que les Khmers rouges ont photographié des exécutions. Pourquoi ? Fallait-il une preuve ? Compléter un dossier ? Quel homme ayant photographié cette scène de mort voudrait qu’elle ne manque pas ? Je cherche cette image. Si je la trouvais enfin, je ne pourrais pas la montrer, bien sûr».
Aux images de morts, Rithy Panh préfère le souvenir des vivants : la musique (très belles compositions de Marc Marder), les sons, les couleurs de son enfance, les regards féminins pleins de rage et de détermination capturés en photographies par des bourreaux. En cela, L’image manquante, pourtant hanté par la mort, est porté par une pulsion de vie incroyable : vivre pour se souvenir, et mieux, vivre pour raconter. Pour témoigner. Pour dire, aussi, une vérité : le fardeau de porter en soi des images que l’on ne peut paradoxalement extraire par les mots, des images invisibles aux yeux des autres et qui pourtant demeurent, ainsi inexprimables, telles des plaies béantes qui ne peuvent guérir, cicatriser. Justement récompensé du prix Un Certain Regard au Festival de Cannes 2013, le documentaire s’apparente à une véritable psychanalyse. Psychanalyse singulière matérialisée non par les mots (indicibles, faibles) mais par de petites sculptures de glaise qui parallélisent alors très subtilement deux « conquêtes par le vide », pour reprendre le terme employé par Rithy Panh : celle, odieuse, des Khmers rouges sur les esprits, et celle, libératrice, du cinéaste sur l’image de soi et des siens dans la souffrance. Image qui, jusqu’ici, manquait.
La bande-annonce de L’image manquante
6 février 2014