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Critiques

L’immeuble Yacoubian

Marwan Hamed

par Gérard Grugeau

Dans la lignée des grandes oeuvres classiques du prix Nobel de littérature égyptien Naguib Mahfouz, il y a au départ le roman polémique d’Alaa El Yaswani paru en 2002 qui a eu un profond retentissement dans tout le monde arabe avant de connaître un grand succès international. La société égyptienne est en émoi. Menaces d’interdiction, protestations de la classe politique et des Frères musulmans: le scandale aidant, la table est mise pour que L’immeuble Yacoubian soit adapté à l’écran et fasse un tabac. Pour s’imposer envers et contre tout, ce sera le film le plus cher de l’histoire du cinéma égyptien : près de 4 millions de dollars (et acteurs chevronnés) pour une grande fresque qui embrasse plus de cinquante  ans de l’évolution de la société cairote sur le mode des grosses productions romanesques d’antan.

À l’arrivée, le film signé Marwan Hamed (un jeune cinéaste de 28 ans) fera autant, sinon plus de bruit que le livre, même s’il n’en a pas la délicate subtilité. Des coupes seront exigées, l’islamisme radical criera à la dépravation. Mais le succès sera au rendez-vous et il s’explique aisément. Il y a là tous les ingrédients du grand film populaire qui, à travers une vaste galerie de personnages habitant un vieil immeuble du Caire à la splendeur défraîchie, raconte une Egypte contradictoire, rendue à la croisée des chemins. Véritable microcosme d’un pays écartelé entre son passé éclatant et des lendemains incertains, L’immeuble Yacoubian devient le lieu de tous les enjeux d’une société en crise. Affairisme et corruption des élites dirigeantes, misère du peuple, rapports de classe impitoyables, répression du régime en place, rêves d’exil d’une jeunesse aux abois qui, faute d’avenir, cède parfois aux sirènes du fondamentalisme religieux, oppression des femmes, absence de liberté sexuelle (le tabou de l’homosexualité est ici ouvertement  abordé), nostalgie du passé colonial: le film est présent sur tous les fronts, avec une étonnante liberté de ton et un souffle contagieux qui emportent l’adhésion du spectateur.

Il en ressort une œoeuvre chorale puissante aux personnages bien campés qui, entre réalisme social et lyrisme mélodramatique, joue la carte de la transparence cinglante pour mieux révéler les maux de l’Egypte moderne et, plus largement, de bien des pays du Moyen-Orient. Compte tenu du capital de sympathie que suscite le beau personnage de Zaki (Adel Imam), vieux séducteur cultivé et mondain, symbole d’un temps révolu plus opulent et insouciant (celui du roi Farouk), le film semble chercher refuge dans le regret mélancolique d’un passé glorieux, occultant au passage toute la période de la révolution nassérienne qui, au-delà des rêves déçus, a pourtant si profondément marqué la société égyptienne. On comprendra que L’immeuble Yacoubian n’a pas la portée inventive et subversive des films de Youssef Chahine, même si en dépit de son classicisme de bon aloi, il témoigne d’une audace certaine dans sa façon de prendre à bras le corps la réalité contemporaine explosive d’un pays qui se cherche.


17 janvier 2008