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Critiques

Lincoln

Steven Spielberg

par Céline Gobert

À bien y réfléchir, l’œuvre cinématographique de Steven Spielberg n’a jamais cessé de jouer sur deux tableaux. D’un côté, on trouve un cinéma d’entertainment de masse, teinté aux couleurs du film de genre (science-fiction, horreur, thriller) et hanté par la peur (les requins de Jaws, le conducteur de Duel, les dinosaures de Jurassic Park, la menace extraterrestre de La Guerre des Mondes). De l’autre, on observe un cinéma, qui bien que tout aussi formellement populaire, s’attache à saisir des tournants majeurs et des morceaux fondateurs de l’Histoire des Etats-Unis.

Ainsi, Lincoln débute-t-il, à l’instar de Saving Private Ryan, sur un champ de bataille. La guerre – physique, politique, morale – est un terreau assez coutumier chez Spielberg pour y faire germer son cinéma : Première Guerre mondiale dans Cheval de guerre, Seconde Guerre mondiale dans La Liste de Schindler, Guerre de Sécession ici. Rapidement, deux soldats noirs viennent s’adresser à la figure émaciée du Président. Le discours et le verbe s’insinuent dans le (faux) film de guerre annoncé. Car le combat se déroulera ailleurs : nous sommes en 1865, et le film retrace, sur près de 2h30, la bataille historique menée par l’homme politique contre les représentants antiabolitionnistes et les mentalités racistes et étriquées de l’époque. La parenthèse précitée sera, par ailleurs, la seule véritable prise de parole offerte par le réalisateur américain aux Noirs; son point de vue bifurquant rapidement vers une mythification en clair-obscur du 16e Président des Etats-Unis et une mise en résonance du passé avec les réalités contemporaines.

Basé sur le livre Team of Rivals de Doris Kearns Goodwin, Lincoln ne retrace ni la vie de l’homme politique, ni son ascension au sommet, mais les quatre derniers mois de son mandat, lorsque l’exercice de son pouvoir – en pleine Guerre de Sécession – ne se concentrait plus que sur l’accord de paix avec les Sudistes, l’abolition de l’esclavage et la ratification du 13e amendement de la Constitution des Etats-Unis. Quelque part, il manquait peut-être cet épisode charnière à la filmographie de Spielberg. Une page cohérente à coller entre son Amistad et sa Couleur Pourpre. Le premier zoomait intégralement sur la condition des Noirs pré-Lincoln, le second sur la ségrégation de ces derniers, post-Lincoln. Si Spielberg opte pour un angle plus politique cette fois-ci, c’est peut-être pour mieux éviter la redite. Pour mieux expliquer en quoi, aussi, le destin d’une Nation se décide par une simple poignée de politicards. Mieux : Spielberg élargit son champ de vision. Impossible de ne pas penser aux mouvements néo-féministes actuels lorsqu’un vieux politicien s’insurge contre le vote des femmes, à l’avenir « obamien » qui découle de la révolution abordée, aux combats actuels des homosexuels pour faire valoir leurs droits devant la loi. Ces coïncidences (fortuites ou non), Lincoln les fait jaillir sans ciller. Spielberg, en zappant alors volontairement la présence des Noirs dans un film qui ne parle que de leur combat pour la liberté, rend son propos (pour l’égalité des hommes, pour la libération générale) éminemment universel. Ce qui fait de Lincoln un film ouvert (malgré une forme étouffante, on y reviendra), au contraire de ses deux autres longs-métrages presqu’entièrement refermés sur la condition des Noirs et les atrocités esclavagistes.

Lincoln, finalement, c’est bien du Spielberg, mais dans une version plus mature sur le fond et aussi sur la forme, moins dopé par des accents mélodramatiques agaçants, habituellement inhérents à sa patte.

En effet, ce dernier se montre moins sirupeux qu’à l’accoutumée, en conférant une forme aussi austère que rigoureuse à sa reconstitution des évènements. Lincoln est un film sec : de la prestation irréprochable (quoique mimétique) de Daniel Day-Lewis (qui a décroché un troisième Oscar pour ce rôle), au crescendo politique mis en place, tout y apparaît froidement, le plus souvent dans les tribunaux, chambres et dédales des lieux historiques, sans lyrisme aucun, sans désir de spectaculaire. Le résultat, forcément, oscille entre précision réjouissante et instants rébarbatifs. Il faudra d’ailleurs plus d’une heure au film pour réellement décoller et s’arracher au didactisme des pages du livre d’histoire qu’il semble avoir ouvert. Exit les débordements lacrymaux d’un Couleur Pourpre, les violons d’un Amistad. Les séquences les plus intéressantes du film sont celles qui parviennent à s’approcher des émotions sans jamais s’y noyer, à regarder en face le pathos sans jamais y succomber : l’assassinat du Président se déroule hors champ – une retenue adéquate au personnage – et, le vote à la Chambre des représentants n’use pas des grosses ficelles émotionnelles habituelles au cinéma de Spielberg.

Ce n’est pas pour autant que le cinéaste en oublie l’humanité de son personnage. Au contraire, il commence à véritablement donner de la chair à sa figure figée (sous le maquillage et les postures de Day-Lewis) lorsqu’il accepte de le traiter à hauteur d’homme. Lincoln-père, inquiet pour un fils qui désire partir à la guerre (Joseph Gordon-Levitt), Lincoln-endeuillé, à jamais hanté par le fantôme d’un enfant mort, Lincoln-époux, impuissant face aux violents et tourmentés états d’âme de sa femme (belle composition de Sally Field, choix de casting audacieux).

Ce refus de l’émotionnel, au profit d’une politisation totale du discours (qu’on choisisse de le regarder comme un morceau de passé révolu ou à la lumière des évènements modernes), accouche en outre d’une déification du Président quelque peu étonnante. Sous l’enthousiasme apparent (défense des libertés et de l’égalité pour tous), Spielberg laisse poindre, via l’atmosphère mortuaire qui étreint sa pellicule, des éclairs de cynisme qu’on ne lui connaissait pas. Même ses récits les plus cruels étaient sauvés de la déprime par des instantanés d’espoir : la force des liens familiaux dans son très sombre La Guerre des Mondes, la beauté de l’innocence dans E.T, la puissance de l’amour sororal dans La Couleur Pourpre. Ici, le constat spielbergien apparaît, pour la première fois, quelque peu désabusé – et pour cause : deux siècles plus tard il y a encore mille combats à mener…

S’opère alors, pour traduire le renoncement latent du cinéaste, un double mouvement de tristesse, dans la forme et le fond. A l’écran, le Président est présenté comme une sorte de Sage intouchable, comme un genre de grand-père conteur d’histoires, à qui l’on rendrait un hommage post-mortem, symbole de loi et de justice (Lincoln était d’abord un juriste) appartenant au passé. Une impression générale de cérémonie-apologie que viennent renforcer les choix formels : Lincoln y est éclairé à la lumière des bougies, filmé à contre-jour, saisi dans l’obscurité des couloirs, maigre silhouette qui s’éloigne de dos vers un trépas inévitable. Ainsi, Spielberg semble, de toutes les façons possibles, le présenter et le caresser comme une figure fantôme. Une de celle qui vient encore hanter le quotidien, gratter aux portes politico-contemporaines, mais dont les idéaux et les espoirs sont bels et bien morts.

La bande-annonce de Lincoln


24 juin 2013