L’INNOCENT
Louis Garrel
par Cédric Laval
Auréolé de ses onze nominations aux César (il en a finalement remporté deux, amplement mérités : celui du scénario original, et celui du second rôle féminin pour Noémie Merlant), le film de Louis Garrel, L’innocent, arrive au Québec précédé d’une avantageuse réputation, apte à susciter la curiosité. L’histoire elle-même est pourtant assez simple, sinon banale. Abel (Louis Garrel) s’inquiète de la relation amoureuse que sa mère, Sylvie (Anouk Grinberg), entretient avec un détenu en liberté conditionnelle, Michel (Roschdy Zem), qui débouche sur un mariage précipité. Persuadé que son beau-père n’a pas coupé ses liens avec son passé de criminel, Abel se met à l’espionner, de façon plus ou moins adroite, assisté de sa meilleure amie, Clémence (Noémie Merlant)… jusqu’à ce qu’ils soient tous les deux embarqués dans un projet de braquage sur une aire d’autoroute, impliquant un camionneur et sa cargaison de boîtes de caviar.
Les grandes lignes du synopsis suffisent à mettre au cœur du film un principe d’hybridation des genres qui le distingue du tout-venant des comédies françaises, jouant sur des ressorts parfois grossiers. La figure du split screen inscrit d’ailleurs, dans le matériau même du film, ce principe d’hybridation, découpant l’écran en plusieurs zones, chacune représentant des espaces de jeu / de genre différents : d’un côté l’espace festif, joyeux, celui du magasin de fleurs inauguré par Sylvie et Michel ; de l’autre l’espace clandestin, criminel, où se trame un nouveau braquage ; trait d’union entre les deux espaces, le regard d’Abel, incrédule et désorienté, qui ne sait pas comment agir. Comédie, intrigue policière et film psychologique se télescopent dans un même plan, et les zones de friction entre ces trois genres produisent les étincelles qui donnent vie au scénario. Louis Garrel s’ingénie d’ailleurs à rendre de plus en plus perméables ces trois genres l’un à l’autre, notamment par l’entremise de standards de la chanson française (Pour le plaisir, Nuit magique, Une autre histoire), permettant de lier entre elles des séquences aux tonalités et aux implications scénaristiques distinctes. À la fois ancrés et désancrés par rapport aux images, commentant l’action et la contredisant, ces standards produisent un effet euphorisant (celui d’une nostalgie un peu kitsch) et bancal, illustrant le statut instable du film aussi bien que celui de ses personnages.
Au premier chef, Sylvie et Abel incarnent cette instabilité, quoiqu’à des niveaux très différents. Sylvie est une « adulescente » en flammes, capable de hurler son amour sur une route de campagne, collée au fourgon de police transportant son futur époux, au mépris des plus élémentaires règles de prudence. Anouk Grinberg, grâce à sa voix fluette, presque enfantine, joue à merveille ce registre de l’histrionisme un peu régressif, qui n’exclut pas les moments d’autorité ou de sentimentalité, comme lors de cette scène d’hôpital entre Sylvie et Michel où les gros plans, de plus en plus rapprochés, font ressortir la vérité des êtres et la profondeur de son amour de mère. Face à elle, Abel est un être déstabilisé par les circonstances de l’existence, ce que résume l’une des nombreuses répliques du film qui font mouche : à une inconnue qui lui demande s’il a quelqu’un dans sa vie, Abel répond : « Oui, j’ai ma femme, mais elle est morte. » De fait, si Abel n’arrive pas à accepter l’irruption de l’amour dans la vie de sa mère, c’est aussi parce qu’il ne parvient plus à l’imaginer dans sa vie à lui, paralysé qu’il est par la mort de sa femme, qui était aussi la meilleure amie de Clémence. L’énergie de cette dernière fait contraste avec l’atrophie du sentiment amoureux chez Abel : sa première apparition dans le film, en plongeuse facétieuse tentant de déconcentrer Abel, laisse planer le doute sur ses liens avec le jeune homme (sœur ? amie ? amoureuse ?), anticipant la complexité d’une relation dont l’évolution constitue l’épanouissement du film, et qui culmine dans une séquence d’ores et déjà d’anthologie, autour de laquelle tout le scénario semble avoir été articulé.
Il faut bien l’avouer, rien ne nous avait préparé à une telle acmé. Le premier tiers du film, agréable à regarder par ailleurs, déçoit un peu les attentes en matière d’éclats de rire, tant on peut être déconcerté par les ruptures de ton qui parasitent la comédie. Certaines audaces stylistiques fonctionnent parfaitement (une scène de conversation entre Abel et Clémence, filmée en longue focale), d’autres semblent des facéties formelles un peu forcées (ouverture à l’iris, effets de zoom). Surtout, l’articulation relâchée de certains comédiens, couplée à une prise de son « naturaliste », si fréquente dans le cinéma français, nuit parfois à l’efficacité des dialogues. Et pourtant, en considérant le film à rebours, force est d’admettre que le scénario avait minutieusement préparé son coup d’éclat. Ainsi, L’innocent s’ouvre sur une séquence au cours de laquelle le personnage de Michel prononce avec conviction un dialogue trompeur, puisque l’on découvre qu’il jouait une scène sous le regard vigilant de Sylvie, actrice sur le retour qui anime des ateliers-théâtre dans les prisons. Plus tard, c’est Michel lui-même qui se transforme en coach de théâtre, en conseillant Abel et Clémence, qui doivent l’aider à détourner l’attention du camionneur dont ils veulent braquer la cargaison. C’est ici qu’intervient la séquence, d’autant plus remarquable qu’elle occupe à elle seule près d’un tiers du film. Le geste est d’abord d’une grande audace formelle puisqu’il introduit, à l’intérieur du rythme traditionnellement virevoltant de la comédie, un temps de jeu plus long, plus lent, où s’opère une transformation à vue des enjeux du film. Il est ensuite porteur d’un message existentiel profond : le jeu, la comédie, le théâtre sont des vecteurs de vérité émotionnelle d’autant plus troublants qu’ils se présentent à nous avec tous les signes de la fausseté. Louis Garrel et Noémie Merlant jouent cette scène en état d’apesanteur et lui permettent d’atteindre une ligne de crête d’où l’on peut basculer dans le rire aussi bien que dans les larmes. Le principe d’hybridation du film, la nature instable des personnages renvoient ici à la complexité de notre rapport à l’autre, de notre relation à nous-mêmes : ni tout à fait innocents ni tout à fait coupables, adultes inachevés en quête de l’impossible amour, acteurs involontaires de notre propre vie, découvrant le vrai alors même que l’on pensait jouer faux…
23 mars 2023