L’Ordre et la morale
Mathieu Kassovitz
par Guilhem Caillard
Les suites de la méga-transaction initiée par eOne, nouvel acquéreur d’Alliance, ravivent quelques malaises. Désormais associés, ces deux gros joueurs qui dominaient déjà l’industrie canadienne et québécoise gagnent en force. Et les « petits » distributeurs se soucient des impacts concurrentiels de la vente, tandis que le nombre d’écrans dédiés au cinéma indépendant se réduit à vue d’œil. Dans ce contexte où la visibilité du cinéma indépendant – entendre les films d’auteur étrangers – est encore fragile, on songe au dossier des sorties « straight to DVD« : ces titres qui ne voient jamais la couleur des salles. Alliance et Séville (eOne) connaissaient déjà la formule. La fraîche association de ces deux géants, et la réduction des écrans disponibles, pourraient sensiblement accroître le nombre de ces sorties hors-salles. Chaque année, ce sont déjà plusieurs centaines de bijoux du cinéma international qui sont concernés.
Nouvelle victime en date : L’ordre et la morale, le dernier né de Mathieu Kassovitz, réalisateur controversé de Métisse (1993) et La Haine (1995), qui ne connaîtra pas le privilège d’une sortie au cinéma. Le film a été boudé en France par le public et l’industrie – sans doute lasse des frasques de Kassovitz. Peu avant les César 2012, déçu de voir son film ne figurer que dans une seule catégorie, il avait lancé sur Twitter son désormais célèbre « J’encule le cinéma français ». Au Québec, en plus du manque de place, la petite visibilité accordée à L’ordre et la morale est certainement aussi liée à la faible popularité du cinéma français. Plusieurs sociétés jadis réputées pour leur attachement envers les productions de l’Hexagone, réfléchissent à deux fois avant d’investir dans des sorties en salles. Voilà qui fait sens, mais demeure regrettable dans le cas présent. D’abord parce que le dernier Kassovitz ose un sujet rare.
Inspiré du livre de l’ex-officier de gendarmerie Philippe Legorjus, La Morale et l’Action (1990), ce récit saisissant raconte le rôle de ce dernier dans la gestion de la prise d’otage survenue en Nouvelle-Calédonie le 22 avril 1988, peu avant les élections présidentielles opposant François Mitterrand à Jacques Chirac. Au coeur du territoire sous tutelle française, les indépendantistes kanaks ont pris d’assaut une gendarmerie nationale, faisant plusieurs morts et blessés dans un empressement que Kassovitz peint avec un réalisme et une justesse captivants. Vite dépassés par l’ampleur et les conséquences de leurs actes, les kanaks se réfugient dans la brousse où ils tiendront en otage des blancs pendant quatre jours.
L’ordre et la morale invite à une expérience cinématographique singulière : subtile dans ses grands déploiements, totale et maîtrisée. Naviguant entre les voies du thriller politique et du film de guerre, c’est d’un Apocalypse Now version Kassovitz dont devront se passer les spectateurs québécois. Car ici, même les meilleurs équipements à domicile font regretter les plaisirs du grand écran. En témoignent par exemple ces panoramiques aériens élancés qui plantent le lieutenant Legorjus (interprété par Kassovitz) dans le paysage néo-calédonien, à bord d’un hélicoptère de l’Armée française, et posent magistralement toute la dimension du propos: le poids de l’engagement militaire sur fond de morale et d’éthique personnelles. Car nous sommes témoins des déchirements du médiateur embauché pour dénouer une situation critique, sa capacité à rester indépendant face aux décisions politiques étant mise à rude épreuve. En tant que capitaine du GIGN, ses décisions dépendent des distances qu’il parvient à maintenir avec ses propres émotions. Au travers de son point de vue, la crise d’Ouvéa est décrite tel un enfer, le plus important de son parcours militaire.
Kassovitz illustre le soudain état de guerre dans lequel plonge la Nouvelle-Calédonie: un véritable déploiement colonial régi par de puissants enjeux politiques. Très vite, l’aspirant à la présidence de la République, Chirac, fait de cette région du monde un argument électoral tandis que son opposant socialiste prend des distances calculatrices. À ce niveau demeure l’aspect le plus passionnant du film: fort d’une succession d’épisodes de terrain dans la pure tradition du film de guerre, Kassovitz élève la seconde partie de son récit au coeur du complexe vivier politique qui le sous-tend (les élections interviennent en pleine « cohabitation » entre Mitterrand, Président de gauche, et un gouvernement mené par un Premier ministre de droite, fait à ce moment-là unique dans l’histoire de la Ve République). Ainsi les coups de téléphone entre Legorjus – dépassé par manque de soutien – et Paris sont au coeur de cette rhétorique du détournement. Si le découpage paraît abrupt, c’est que l’on prend le capitaine dans un état suspendu: il cautionne une version officielle des faits qui change à chaque seconde, manipulée en direct et à distance; les 16 500 km séparant Paris d’Ouvéa régissent ses actes sans même qu’il en ait totalement conscience. Kassovitz insiste sur ce brouillage par divers effets, tels des mouvements de caméra incertains. tandis que se prépare l’assaut militaire sur les preneurs d’otages. Plus il avance, plus le négociateur entrevoit la stérilité de son action, et en fin de compte, l’absurdité de la guerre. C’est un homme à la veille d’une grande remise en question que peint avec talent L’ordre et la morale. Un repositionnement essentiel que le personnage de Legorjus mènera avec respect et conviction.
Vingt ans après le drame et à l’approche d’un référendum sur la souveraineté de la Nouvelle-Calédonie prévu en 2014, Kassovitz revient avec pertinence sur des faits plutôt méconnus. C’est un véritable opéra de la trahison qu’il dresse, comme jamais auparavant dans sa carrière. Une conversation entre Legorjus et Alphonse Dianou, chef des rebelles, marque: le médiateur, impuissant, tente à demi-mots de faire comprendre au ravisseur le traquenard préparé par un gouvernement feignant des pourparlers. Mais Dianou croit encore à une résolution heureuse des incidents. Cette dernière scène d’échanges raisonnés entre les deux parties se pose en symbole, et vaut à elle seule le détour.
Une fois encore, Kassovitz se fait le donneur de leçon qu’on lui reproche souvent d’être. Soit. Mais pourquoi s’en plaindre quand d’autres le font maladroitement? Et certes, L’ordre et la morale traite d’un sujet très franco-français, sans doute plus compliqué à « vendre » à l’étranger. Pourtant, dans ce vaste acte de trahison d’un peuple, difficile de trouver propos plus universel.
La bande annonce de L’Ordre et la morale
25 juin 2013