L’ornithologue
João Pedro Rodrigues
par André Roy
Léopard d’or au Festival de Locarno en 2016, le cinquième long métrage du Portugais João Pedro Rodrigues est un film inouï, un conte des mille et une merveilles. L’ornithologue est une œuvre si stimulante et excitante à regarder qu’on reste soufflé, presque tétanisé par tant de beauté et de richesse quand le film se clôt. Joie, allégresse pour le spectateur qui se laissera emporté par cette fable aux apparences naïves, mais d’une profondeur peu commune.
Comment décrire cet Ornithologue original du début jusqu’à la fin, qui emprunte plusieurs chemins cinématographiques, du film documentaire au road movie, de la parabole religieuse au film érotique, du western au film fantastique ? Chaque plan de cet opus hybride ressemble à une borne de l’histoire récente du cinéma. Nous voici, selon les séquences du récit, avec les Onze fioretti de Saint François de Roberto Rossellini, Des oiseaux petits et gros de Pier Paolo Pasolini, Delivrance de James Boorman, Tropical Malady de Apichatpong Weerasethakul, Les mille et une nuits de Miguel Gomes ou L’inconnu du lac d’Alain Giraudie. Sans oublier les films de Rodrigues eux-mêmes comme O fantasma (2000), Odete (2005), Mourir comme un homme (2009) et La dernière fois que j’ai vu Macao (2012 ; coréalisé avec João Rui Guerra da Mata) ; ni, surtout, Manhã de Santo António (2012), son court métrage sur Saint Antoine de Padoue, patron de Lisbonne adulé par la dictature salazarienne. Cinéaste du désir et du dédoublement, de la métamorphose et du détournement, Rodrigues propose une réinterprétation mécréante du mythe et des légendes qui entourent le saint en transfigurant des moments de sa vie, en les travestissant et en ajoutant d’autres, pour en faire un être totalement sexué.
Le film est l’histoire de la mue d’un humain en saint, d’un bel homme, Fernando, interprété par l’acteur français Paul Hamy, qui observe, en kayak, sur le Douro, les oiseaux de la région du Trás-os-Montes au nord du Portugal. Les vingt premières minutes du film sont un prologue qui n’est contemplatif qu’en surface, car sourd lentement de tant de douceur et de beauté que filme le réalisateur un sentiment d’inquiétude. Tout à son observation d’une cigogne noire, Fernando ne voit pas les rapides qui s’approchent et il sera emporté par les flots. Ce plongeon, comme un baptême, signe son entrée dans une autre vie : Fernando commence ici sa transformation en saint Antoine. Échoué, blessé, inconscient sur les bords de la rivière, il est recueilli par deux Chinoises en route pour Saint-Jacques-de-Compostelle qui le drogueront. Il se réveille dénudé, ligoté et attaché à un arbre à la façon de la pratique sexuelle du bondage (on pense ici aux représentations de saint Sébastien). Première balise du récit : le réalisme se change en mystique.
Suit une deuxième station : le mystique se convertit en sexuel. Fernando rencontre un berger sourd-muet candide (mais pas tant que ça…) nommé expressément « Jésus » avec lequel il fera l’amour avant de le tuer quand le jeune garçon le menacera d’un couteau. Ces deux beaux corps se caressant et se battant portent une charge érotique qui envoûte.
Troisème marquage diégétique : en symbiose avec le mystique et le sexuel, suit le paganisme. L’ornithologue entre dans une forêt pluvieuse, une sorte de jungle thaïlandaise avec ses animaux vivants et empaillés et où de jeunes hommes pratiquent le rite carnavalesque des Caretos. La nature est ici un temple de vivants symboles. Puis, il rencontre trois amazones, sortes de déesses chasseresses qui évoquent pour nous les figures venues des œuvres précédentes de Rodrigues : travesties, transsexuelles, transgenres.
Série d’épreuves où Fernando perd peu à peu son identité, le récit calque, entre mystère et délire, un chemin de croix qui s’achève sur la transformation complète de Fernando en saint Antoine, que Rodriguez, par un jeu de voix et de fondus, agence avec une maîtrise confondante : Fernando-Hamy devient saint Antoine-Rodrigues. L’interprète est ainsi vampirisé par le réalisateur (qui doublait déjà sa voix), dans une dynamique du désir qui n’a cessé de se matérialiser devant nous en tableaux fantasmatiques. Un vrai acte d’amour. Le film se termine sur une composition du chanteur Antonio Variaçōes mort du sida dans les années 1980, Canção de Engate (« Chanson de la drague »), d’une beauté triste, dont le tragique nous laisse dans une exaltation pantelante.
L’ornithologue est un film troublant et émouvant, d’une construction complexe, minutieuse, audacieuse. C’est un fascinant voyage où le sacré ne distingue plus du profane et où l’extase chrétienne est une forme de passion amoureuse. Le Portugais prouve plus que jamais qu’il est un cinéaste du monde contemporain, de la modernité, ce que souligne parfaitement la précision formelle étonnante de sa mise en scène. Connaissant la forte part biographique dans les œuvres de João Pedro Rodrigues, on peut soutenir que ce film est également le magnifique autoportrait d’un cinéaste libre, radicalement libre.
Portugal, France, Brésil, 2016. Réal. João Pablo Rodrigues. Sc. : João Pablo Rodrigues et João Rui Guerra da Mata. Ph. : Rui Poças. Mont.: Raphaël Lefèvre. Int. : Paul Hamy, Han Wen, Chan Suan, Xalo Cagiao, Juliane Elting, João Pablo Rodrigues. 117min.
2 septembre 2017