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Critiques

LOST HIGHWAY

David Lynch

par Céline Gobert

En 1997, cinq ans après Twin Peaks: Fire Walk with Me, David Lynch revient avec le fracassant Lost Highway, dont il cosigne le scénario avec le romancier Barry Gifford qu’il connaît déjà pour avoir adapté Wild at Heart. En choisissant comme décor cette maison vitrée de banlieue californienne dans laquelle le couple Fred (Bill Pullman) et Renée (Patricia Arquette) semble emprisonné, Lynch effectue un raccord direct avec le domestique vicié de Blue Velvet(1986). Depuis ses débuts dans l’urbanité enfumée et suffocante d’Eraserhead, Lynch aime fouiller cette thématique de l’enfermement. À la maison du couple, lieu de tous les enfers, Lynch fait bientôt succéder les barreaux et le béton de la prison où le saxophoniste Fred attend sa condamnation à mort après le meurtre de Renée. Toutefois, chez le cinéaste, la plus grande des prisons reste encore soi-même, et dans le cas de Fred, son propre cerveau schizophrène.

Très vite, Lost Highway trace sa route sinueuse dans le sillage d’une filmographie marquée par les affres de la passion, du désir, et de l’amour obsessionnel et jaloux. Trois ans plus tard, Lynch réalisera d’ailleurs Mulholland Drive, le pendant féminin de ce même désir malade, qui consume, rend paranoïaque, et fait surgir la folie tant chez Fred Madison que chez Diane Selwyn (Naomi Watts).  Érotique et violent, Lost Highway contient moult symboliques chères à Lynch : les rideaux rouges, les insectes, les écrans de fumée, tout en faisant une nouvelle fois du territoire musical d’un club un espace maudit aux lumières tamisées, qui accouche d’une réalité double et fissurée. Si tout commence par d’étranges cassettes vidéo reçues par le couple, ce sont encore les esprits maléfiques (ce Mystery Man qui renvoie au Bob de Twin Peaks) qui font s’effriter le réel. Les existences semblent alors s’interchanger, s’autodétruire. Les rêves aussi. Ou plutôt les cauchemars, qui engendrent deux niveaux de réalité et de conscience, ainsi que des jeux de contrastes et de correspondances autour desquels Lynch aime bâtir son cinéma.

Enveloppé d’étrangetés, Lost Highway est un générateur de scènes cultes, témoignant d’une époque plus rock’n’roll que celle d’aujourd’hui : l’ouverture sur du David Bowie, la première apparition de la blonde Alice sur une chanson de Lou Reed, la projection d’un film underground avec Marilyn Manson en « porn star » ou encore le kidnapping de Dick Laurent/Mr. Eddy sur le son énervé de Rammstein. Le film laisse échapper beaucoup de rage, aspiré qu’il est par la dimension vampirique et aliénante du couple (Fred et Renée constamment vêtus de noir, semblant assoiffés de sang et de chair, le visage blanchâtre). Lynch y induit le malaise par un travail impeccable sur le son (dérangeant, lancinant) et une alternance de plans filmés en plongée, puis en contre-plongée. Sa mise en scène repose sur une structure hallucinatoire composée de fantasmes et de rêveries, sortis tout droit du subconscient, là où les permutations identitaires (Fred qui devient Peter) permettent, en plus de faire avancer une intrigue surréaliste, d’accoucher d’un second film, d’échapper en quelque sorte à sa propre création.

Également dépossédés d’eux-mêmes, les protagonistes ne finissent par n’incarner que des concepts : la femme, tout particulièrement, en vient à incarner le Fantasme ultime d’un homme placé par deux fois dans la position dévorante de celui qui désire. À la fin, Alice entraîne Peter au milieu du désert pour faire l’amour. « I want you, I want you », répète-t-il. « You will never have me », répond Alice, se refusant à l’emprise amoureuse. De Renée/Alice à Diane/Betty, de Sandy/Dorothy à Laura Palmer (qui, pour le critique de cinéma Michel Chion, serait « toutes-les-femmes-en-une »), l’image de la femme en fuite, toujours piégée dans des dualités simplistes (brune/blonde, ange/ démon, sainte/putain) où l’enferme autrui (y compris Lynch lui-même), demeure peut-être à chaque fois l’enjeu ultime des longs métrages du cinéaste. Quitte à ce qu’elle devienne folle (Inland Empire), se suicide (Mulholland Drive) ou abandonne froidement son amant, comme le fait ici Alice/Renée. Ces actes, libérateurs chacun à leur façon, révèlent ce que Lynch a filmé à de nombreuses reprises, et pas seulement sous l’angle du couple hétérosexuel (pensons à l’axe père/ fille de Twin Peaks, actrice/metteur en scène dans Inland Empire ou, à celui saphique de Mulholland Drive) : à savoir l’impossibilité de posséder l’autre.

 

Ce texte a été publié à l’origine dans le numéro 184 de 24 images.


2 avril 2025