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Critiques

Louder Than Bombs

Joachim Trier

par Elijah Bukreev

Inondés de lumière, scrutés en permanence par une caméra froide et tremblante, les personnages de Joachim Trier vivent enfermés sur eux-mêmes. Véritables énigmes ambulantes, ils sont dévorés par un désir souvent inassumé de s’ouvrir au monde, d’affirmer leur identité, leur différence, leur importance. Ils n’en trouvent toutefois jamais entièrement le moyen. Trier comprend la complexité des individus qui peuplent ses films et il ne se permet que de brefs détours introspectifs dans leurs pensées, exprimées par divers procédés de montage et de narration. S’il en disait trop, ce serait une erreur : c’est justement la face cachée de leur vie intérieure qui les rend si vivants aux yeux du spectateur, même lorsqu’ils se retrouvent dans des situations des plus archétypales.

Avec Louder Than Bombs, le réalisateur norvégien en est à son troisième film, et son premier en langue anglaise, si l’on exclut son court-métrage Procter, réalisé en 2002. Le parallèle entre ce court et le nouveau film de Trier est assez évident : les deux oeuvres représentent le suicide en tant que mystère ultime, troublant dernier mot d’êtres torturés dont le secret causera de nouvelles souffrances chez les vivants. On rejoue en boucle les images de la mort sans se rapprocher de la vérité, et l’on se retrouve prisonnier du destin de l’autre.

Le drame familial est un genre qui se prête parfaitement à l’exploration des effets d’une mort sur plusieurs individus. On pense particulièrement au cinéma américain qui nous a donné Ordinary People, un de ces films où l’emphase est mise le plus souvent sur un personnage d’adolescent : son âge impulsif et potentiellement violent en fait une bombe à retardement qu’il faudra désamorcer avant la fin du film, dans une course contre le temps dont n’est conscient que le spectateur. Trier exploite les ressorts de ce genre dans Louder Than Bombs pour mettre en place un jeu de croisement de points de vue qui rappelle à certains égards Rashômon tant il illustre la subjectivité de l’expérience et les facettes multiples d’une vérité qui n’existe peut-être qu’en théorie.

Dans cette fragmentation délibérée, le film alterne les points de vue du père de famille Gene (Gabriel Byrne) et de ses fils Jonah (Jesse Eisenberg) et Conrad (Devin Druid), révélant au travers de leurs souvenirs, rêves et reflexions, leurs sentiments envers Isabelle, la mère décédée (Isabelle Huppert). Plusieurs années ont passé, mais aucun des membres de la famille n’a fini de traverser ce deuil. Leur douleur semble issue du fait de devoir vivre non pas dans l’absence d’Isabelle, mais dans sa présence, immatérielle, que chacun recrée dans son espace mental. Ces apparitions sont toutefois ambigües, voire inconstantes, et c’est en fait l’impossibilité de recréer un être humain dans toutes ses dimensions pour en faire un portrait unique qui constitue l’un des aspects dramatiques majeurs du film.

L’essentiel du récit se passe en quelques jours, mais le fil narratif se plie souvent au mécanisme de la pensée des personnages. Un mot donne naissance à une image, celle-ci nous conduit dans un lieu hors de l’espace-temps où l’on ne fait plus la distinction entre ce qui tient de la mémoire et du songe ou de l’imaginaire. Malgré une sobriété typiquement scandinave que l’on pourrait associer à Bergman, ce sont Alain Resnais et Tom Tykwer pour Run Lola Run qui semblent être les influences principales : Resnais, pour sa représentation insaisissable de la mémoire, Tykwer pour la traduction des émotions et des images intérieures en langage cinématographique. Trier s’était déjà risqué à la visualisation de la pensée par un montage euphorisant et méditatif dans ses films précédents, Reprise et Oslo, August 31st, mais dans Louder Than Bombs, le lien entre la parole et l’image est plus fort que jamais.

Malgré le contexte américain, le film correspond en fait aux attentes que l’on peut avoir d’un drame européen ; ce n’est pas pour rien, après tout, que les deux fils ont une mère française. Le discours visuel et la narration intérieure qui resurgissent tout au long pour nourrir l’action principale rappellent plutôt certains procédés littéraires, et si l’on connaît la filmographie de Trier, on peut avancer que Louder Than Bombs est une oeuvre digne des jeunes romanciers de Reprise : ambitieuse, profondément humaniste, empreinte de lyrisme et d’émotions fortes, mais en même temps parfaitement calme, où l’on souffre sans faire trop de bruit, exprimant souvent la douleur par le biais d’un sourire. Et, bien sûr, c’est un drame qui traite en premier lieu de la difficulté de communication, un drame où les personnages, incapables de verbaliser leurs sentiments, seraient réduits au silence sans l’intervention du cinéaste.

Pour allier dans le film art visuel et aspects romanesques, Trier met l’accent sur la profession de photographe du personnage incarné par Huppert, dont les clichés apparaissent régulièrement à l’écran et constituent un moyen d’expression plus proche du cinéma. C’est cette diversité de moyens, mais aussi une diversité de registres (on compte plusieurs passages d’humour très réussis), qui font la richesse de ce nouveau film. Louder Than Bombs est une œuvre hybride, campée entre l’Amérique et l’Europe, le cinéma traditionnel et le désir de renouveau, la pensée intérieure et extériorisée. Une œuvre qui s’inscrit dans une certaine tradition sans renier pour autant le style particulier, à la fois léger et profond, de son créateur.

Louder Than Bombs est disponible en DVD et VSD.

La bande annonce de Louder Than Bombs


2 août 2016