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Critiques

L’OURAGAN F.Y.T.

Ara Ball

par Laurence Olivier

En 2013, Ara Ball avait marqué la scène du court métrage avec L’Ouragan fuck you tabarnak! et son coloré Delphis, alias L’Ouragan. Une dizaine d’années plus tard, le même p’tit bum de 11 ans jouit maintenant de tout l’espace d’un long métrage pour brasser de l’air, se perdre, et essayer de se retrouver. À l’instar du titre qui opte pour les initiales plutôt que les gros mots, la nouvelle proposition cinématographique est moins unilatéralement provocatrice dans son ton – une création qui se veut plus mature mais qui perd une partie de son mordant.

Quand Delphis est expulsé de son école, il choisit la rue en même temps qu’un nouveau nom, L’Ouragan. Son milieu dysfonctionnel est celui d’Hochelaga au début des années 1990, révélé dans toutes ses couleurs dans le plan séquence dynamique qui ouvre le film. L’histoire suivra la désintégration de sa famille – son père sera emprisonné, sa mère perdra la garde de son tout jeune frère – et plus spécifiquement sa quête personnelle, qui est à la fois lutte pour la survie et recherche d’identité.

Dans sa dérive, L’Ouragan, d’un même geste, cherche une communauté et rejette tout le monde, au point où il doit se faire offrir de l’aide plusieurs fois avant d’enfin baisser la garde. Ara Ball souligne que L’Ouragan est un produit de son milieu, et pose un regard toujours empathique et patient sur ce jeune écorché vif, même quand il déchaîne sa furie, à plusieurs reprises, sur la communauté de punks qui veut l’accueillir. Cette bande de personnages marginaux est un des aspects les plus intéressants du film : elle donne accès à un lieu fascinant, la Grotte, sorte de squat où on apprend les bonnes manières au petit mal dégrossi, et où on vit de solidarité et de rébellion, en marge de la société, par choix. Le peu qu’on voit d’elles et eux laisse imaginer des histoires riches, qu’on aurait souhaité voir davantage explorées.

groupe de jeunes punks dans la rue de nuit en noir et blanc

Mais ce joyeux collectif ne sauve pas à lui seul Delphis, pas plus qu’il ne sauve le film. En phase avec ses personnages punks, le film fait le pari de l’éclatement : les séquences explosives, voire répétitives, s’enchaînent, certaines plus abouties que d’autres, et le ton hésite entre le tragique sérieux des scènes entourant la famille de Delphis et la démesure clownesque des personnages de la rue. La surenchère, qui fonctionne bien à certains moments, brouille malheureusement la réception des scènes qui se veulent plus réalistes et poignantes, comme celles impliquant la Direction de la protection de la jeunesse. La distribution est sertie de noms impressionnants, dont le talent n’est plus à prouver, mais, devant l’inégalité des intentions et des tonalités, on devine que le problème se situe du côté des partitions et de la direction des comédien·ne·s plutôt que de leur interprétation. À ce titre, les personnages des parents de Delphis, et à plus forte raison celui de la mère, ont été écrits de façon à bien peu s’éloigner de leurs archétypes, comme entièrement régis par leur déterminisme social. Cette tentative de coller à un certain effet de réalisme nuit au rythme du film en ne laissant pas de marge de manœuvre au développement narratif : campées dès les premières minutes du film, les trajectoires des parents sont connues d’avance, générant ainsi longueurs et effets de répétition – en plus de constituer un discours un peu maigre.

À d’autres moments, ce sont les choix formels qui semblent rater la cible. Les apartés de L’Ouragan, qui brisent le quatrième mur pour scander à la caméra des choses que l’on avait déjà comprises (« personne veut m’aider, fait que j’me débrouille ») évoquent beaucoup moins l’audace formelle et l’intensité de ces apartés chez Spike Lee, par exemple, que leur utilisation récurrente dans la télésérie pour préadolescent·e·s Ramdam. Quant à lui, le choix du noir et blanc peut très bien se défendre, mais l’intérêt conceptuel de l’alternance avec la couleur est mince, et ce choix prend des allures d’idée mal aboutie plutôt que d’élément significatif.

Mais le film fait mouche autrement : la direction photo de Ian Lagarde, toujours mobile, sert bien le dynamisme du film, le décor est efficacement campé par la direction artistique, et encore plus par les costumes de Gabrielle Lauzier. Appuyé par un environnement musical superbement punk – de Minor Threat aux Ordures Ioniques en passant par Marjo –, le récit est ponctué de petites fulgurances : par exemple les visions fantasmées de L’Ouragan, qui rêve de se lier d’amitié avec un sans-abri, ou un formidable numéro dansé de Larissa Corriveau, l’un des moments forts du film. Ainsi, les succès musicaux des années 1990 et la densité intrigante de sa ribambelle de personnages insufflent toute une vie au monde de L’Ouragan F.Y.T., au point où ils rachètent son manque de subtilité. Lorsque les inégalités de ton nous perdent, c’est toute la force de l’univers créé par Ara Ball qui nous captive et nous raccroche, faisant du film un objet attachant à défaut de constituer une réflexion originale.

 


21 mai 2024