Love is strange
Ira Sachs
par Céline Gobert
Une chambre, des draps froissés et quatre pieds d’amoureux ouvrent le film en toute simplicité. Très vite, George et Ben – qui partagent leur lit depuis presque quarante ans – se marient et scellent officiellement leur union devant leur famille et leurs amis. Le plus naturellement du monde. Qu’il s’agisse d’un mariage entre hommes, finalement, on s’en moque pas mal, tout comme le fait que le couple vedette, magistralement interprété par Alfred Molina et John Lithgow, soit gay. Le film d’Ira Sachs (remarqué en 2005 à Deauville avec Forty Shades of Blue et réalisateur de Keep the lights on) vise quelque chose de supérieur : un état de grâce permanent qui transforme la banalité en exquise beauté. Oubliez donc l’idée d’un film à thèse ou militant : à la fois romantique et intello, sombre et léger, Love is strange, déployé dans un New-York hopperien, ressemble plutôt au grand film distingué que Woody Allen ne fera plus.
Lorsque George est licencié, le couple est obligé de quitter son bel appartement de Manhattan et d’être hébergé, séparément, chez des amis, le temps de trouver un nouveau nid. Sachs, réaliste raffiné, conjugue propos social (le coût de la vie exorbitant dans les grandes métropoles, les difficultés rencontrées par les plus âgés) et mise en scène de peintre (profession qu’exerce par ailleurs Ben…). Aux trois-quarts du film, les deux amants se séparent devant une entrée de métro. La caméra est immobile, et fixe sans ciller le local vitré qui fait l’angle d’une rue, la solitude urbaine… Le Nighthawks de Hopper n’est pas loin. Là, Sachs s’y fait côtoyer le brise-coeur et le plaisir de l’oeil.
Savoir jongler avec les paradoxes est d’ailleurs le plus grand point fort de Love is strange : parler d’une union dans la séparation, émouvoir en l’absence de climax dramatique. Le réalisateur se réfugie dans l’ellipse dès qu’il craint le débordement émotionnel et préfère illustrer calmement l’intensité d’une émotion par un instantané de justesse : la complicité des deux hommes s’esquisse lors d’un air au piano entonné ensemble, le chagrin se lit pudiquement dans la contemplation d’une dernière toile. A la manière d’Hopper, Sachs esquisse l’idée d’un impitoyable american way of life, où tout peut arriver : la pauvreté succède aux jours prospères, la solitude aux plus heureuses célébrations.
De Chopin, dont la musique est largement utilisée, le cinéaste garde à la fois le romantisme et la vivacité : pas question de s’apitoyer sur son sort malgré les coups durs de l’existence – tant qu’il y a de l’amour, il y a de l’espoir. Cette philosophie hante chaque image, et permet au film d’éviter toute mièvrerie et de respirer malgré l’âpreté de la plupart de ses thématiques (notamment cette difficulté, voire cette impossibilité, presque intrinsèque à l’homme individualiste et postmoderne, de vivre en harmonie avec autrui, de partager son territoire ou encore d’abandonner ses habitudes).
L’ensemble fonctionne à merveille grâce au soin porté à l’écriture des personnages – écriture que Sachs doit, selon lui, au cinéma de Maurice Pialat – et aux interprétations précises des comédiens, aussi bien les seconds rôles très bien campés par Marisa Tomei ou le jeune Charlie Tahan que le duo Molina/Lithgow – viril, sensible, adorable. Jamais démonstrative, la réflexion menée par Sachs autour de l’amour – au sein d’une famille, d’un couple, ou d’un groupe d’amis, et selon les âges – nourrit intelligemment l’esthétique chic et charmante d’un film constamment authentique et lumineux. D’autres auraient pu sombrer dans le cliché ou la tristesse, pas Love is strange. Cela lui confère une certaine noblesse.
La bande-annonce de Love is Strange
18 septembre 2014