LOVE LIES BLEEDING
Rose Glass
par Céline Gobert
Dans Love Lies Bleeding, il y a de grands risques qu’un je t’aime soit immédiatement suivi d’une salve de violence extrême ; un uppercut dans la gueule, un revolver enfoncé au fond de la gorge, voire pire. Même la déclaration amoureuse la plus sincère, que s’échangent Jackie (Katy O’Brian) et Lou (Kristen Stewart) au milieu d’une nuit calme de 1989 au Nouveau-Mexique, a à peine le temps de planer dans l’air que Rose Glass coupe abruptement le plan. Cut. La romance n’est que l’un des nombreux genres que la réalisatrice britannique va volontairement déchiqueter, pour le remodeler à la lumière de son propos, soit la résistance à la domination masculine et à la toute-puissance des images et des mythes que celle-ci a imposés. Par le recours à certains procédés, à commencer par l’artificialité assumée de la mise en scène (néons des années 1980 et couleurs criardes) et l’iconisation poussée jusqu’à l’excès des deux personnages féminins, Glass déterre les racines de la violence patriarcale et de l’oppression que génèrent les structures sociales traditionnelles, contrôlées par des hommes qui détiennent le pouvoir aussi bien dans l’espace privé de la famille – le mari qui bat sa femme (Dave Franco) ou le paternel inflexible (Ed Harris) – que dans l’espace public (la mafia, la police). Cette tyrannie brutale des normes à respecter est subie de plein fouet par la culturiste Jackie, qui s’entraîne pour remporter un concours à Vegas, et Lou, employée solitaire d’une salle de gym. En 1989, il n’y a pas beaucoup de filles comme elles dans le coin. Ni dans toute l’Amérique. Ni, plus largement, au sein de l’ensemble de la culture populaire à laquelle renvoie constamment Rose Glass. Pour tout le monde (pour elles, pour Glass, pour nous les cinéphiles), leur rencontre a tout de celle de deux comètes en plein ciel ; une explosion impétueuse, épiphanique et, par-dessus tout, libératrice.
Glass creuse ici ce qui l’unit intimement en tant que cinéaste à ses personnages, soit la même volonté de se réapproprier des codes ou des enjeux typiquement masculins. Non sans ironie d’ailleurs, comme en témoignent certains symboles évidents (les armes, symbole phallique par excellence), un final audacieux dont on taira la nature pour ne pas en gâcher la surprise, mais aussi l’emphase avec laquelle elle s’attarde sur les corps de son duo. Glass laisse se déployer à l’écran l’attirance entre les deux femmes, pour mieux remanier les tropes du film noir, à l’instar des sœurs Wachowski dans Bound, en 1996. Leurs corps cherchent la jouissance (seule ou à deux), dans des scènes mettant de l’avant une sexualité libre. Non seulement la femme fatale répond ici à une perspective lesbienne, mais elle ne possède pas les attributs habituels. Elle a plutôt des muscles, et s’injecte de la testostérone pour les développer davantage. Cet acte discipliné de transformation volontaire du corps, qui inscrit la résistance de la femme jusque dans sa chair, symbolise avant tout la volonté – voire la nécessité – de celle-ci à prendre le contrôle sur le réel. Une obsession qu’entretenait déjà Glass dans son premier long métrage Saint Maud en 2019 où la fervente croyante-titre ne cherchait au fond qu’à accéder au statut de sainte. Ici, cette volonté d’empowermentpermet à Jackie de gagner en force, façonnant au féminin l’image typique du badass. Glass cherche souvent à iconiser Jackie et Lou (le motif de l’icône étant aussi omniprésent dans Saint Maud, tout comme celui de la cigarette et du feu). D’une part, sa caméra explicite la beauté qui naît de l’acceptation de leurs corps et de leur identité, magnifiant le corps de Jackie qui prend des poses en gonflant ses muscles, ou encore le visage de Lou, filmé après une nuit de passion sous une lumière matinale splendide. D’autre part, elle révèle la puissance qu’elles gagnent au passage : les cadrages, électrisés par les musiques immersives de Clint Mansell, jouent ainsi de la présence charismatique et quasi animale des deux actrices à l’image.
Comme dans Saint Maud, l’accent sur les corps permet à la cinéaste des embardées surnaturelles, spécifiquement de body horror, par le biais desquelles elle expose de façon organique les angoisses intériorisées des personnages. Si elle n’est pas sans surcharger l’ensemble, cette démarche formaliste outrancière de même que les clins d’œil référentiels permettent à la réalisatrice de substituer à des univers façonnés par les hommes le sien propre. Les quinze dernières minutes assument un cocktail décomplexé, hilarant et inattendu d’humour noir et de détournement de tout un pan de la culture populaire (surtout pulp) qu’on n’est pas près d’oublier.
Enfin, le choix qu’a fait Rose Glass d’inscrire son récit au cœur de l’Amérique, elle qui avait à l’origine prévu de filmer son film en Écosse, se révèle d’une grande pertinence, compte tenu du fait qu’elle se réapproprie, à titre de cinéaste, toute la mythologie d’une Amérique d’hommes (l’Americana), mais aussi une certaine stéréotypisation des rêves de succès ou d’accomplissement de soi, et de conquête du territoire. C’est dans ce cadre que ses deux personnages désirent, elles aussi, s’inscrire et y déployer leurs libertés, Jackie en remportant le concours de culturisme, Lou en prenant la route, loin de cette ville située dans le désert et de laquelle elle n’est jamais sortie. C’est là un point essentiel du film : le geste esthétique de Glass n’en est jamais un d’hommage, ou de citation. Au contraire, son geste de réappropriation transcende et dynamite les apparences d’une œuvre que l’on pourrait simplement (et à tort) croire « sous influence ». Sulfureux, son Love Lies Bleeding désire brûler les anciennes icônes de cinéma. Comme dans Saint Maud, un genre de purification par le feu. Cramer les anciens carcans, incendier les anciennes façons de penser, et en imposer une relecture – une relecture au féminin, certes, mais une relecture qui ne répond surtout jamais aux attentes entourant ce que devraient supposément être « les expressions », identitaires, physiques, sexuelles ou instinctuelles, de ce féminin.
20 mars 2024