LUCY GRIZZLI SOPHIE
Anne Émond
par Marie-Lise Rousseau
Après la comédie (Jeune Juliette, 2019) et le drame biographique (Nelly, 2016), Anne Émond explore un nouveau genre, le thriller psychologique, en réalisant l’adaptation de la percutante pièce de théâtre La meute. Peu importe le registre qu’elle emprunte, la cinéaste se démarque une fois de plus par sa façon de transposer à l’écran la complexité de la psyché humaine.
Pour la première fois, Anne Émond ne signe pas le scénario de son film. La dramaturge et comédienne Catherine-Anne Toupin a plutôt adapté sa propre pièce créée à La Licorne en 2018 – sans contredit un des plus grands succès du théâtre ces dernières années au Québec – qui aborde frontalement le phénomène des trolls sur Internet. Non seulement le scénario qu’elle en tire est extrêmement fidèle à l’œuvre originale, mais les trois principaux comédiens – elle-même en plus de Guillaume Cyr et Lise Roy – reprennent aussi leurs rôles respectifs. Cela donnera assurément une impression de déjà-vu au public familier avec la pièce, mais le choix de garder la distribution inchangée n’en est pas moins judicieux : les comédiens font preuve d’une maîtrise rare de la profondeur de leurs personnages, et la chimie qu’ils ont développée sur les planches crève l’écran.
Au volant de sa voiture de luxe, Sophie prend la fuite. Au fil du récit, on découvrira à coups de flash-back la nature du mal qui l’afflige, mais on comprend d’ores et déjà que la misogynie et le harcèlement qu’elle subit en ligne mettent en péril son intégrité physique en plus de la tourmenter sévèrement. Au point où elle a dû changer son numéro de cellulaire de même que son apparence physique, troquant ses longs cheveux lisses et foncés pour des boucles blondes aux épaules. Après de nombreuses heures de route et autant de grandes lampées tirées d’une flasque, elle s’arrête dans un gîte désert n’ayant pour seuls occupants que sa gestionnaire Louise (Lise Roy) et son neveu Martin (Guillaume Cyr).
Une proximité ambiguë se développera alors entre Sophie et Martin, deux êtres à la dérive dont l’inhibition tombe au même rythme que se vident les bouteilles de fort. Treize ans après son premier long métrage, Nuit #1, Anne Émond renoue avec le procédé du huis clos pour explorer sous toutes ses coutures cette relation intense et complexe qui frôle souvent la limite de la toxicité. Cette tension entre les deux personnages est au cœur du film et réussit à nous tenir en haleine. La réalisatrice accomplit un fin travail d’équilibriste en exposant leur dynamique avec beaucoup de nuances et de zones grises, nous les présentant à la fois comme des êtres attachants, qui méritent la compassion, mais aussi torturés, suscitant en filigrane une certaine méfiance. Les dialogues naturels et ponctués d’humour signés Catherine-Anne Toupin sont d’un réalisme et d’une authenticité rares au cinéma québécois.
La réalisatrice et son directeur photo Olivier Gossot amplifient ce suspense latent en misant sur les codes du thriller psychologique. Lorsqu’elle ne se braque pas de près sur les visages et les regards, la caméra s’attarde ici sur un lac sombre et brumeux, là sur la forêt dense environnante, isolant d’autant plus les personnages. Les éclairages tout en clair-obscur et la palette de couleurs sombres et terreuses contrastent en tout point avec l’univers acidulé et pétillant qui caractérisait son précédent film, Jeune Juliette. À défaut d’être particulièrement originaux, ces choix de mise en scène sont efficaces, faisant planer une aura de mystère tout au long de l’intrigue.
La tension atteint son paroxysme lors d’une longue séquence dans laquelle les deux protagonistes se mettent à nu, figurativement et littéralement. Il faut applaudir ici l’abandon total de Catherine-Anne Toupin et Guillaume Cyr, qui offrent des performances d’une puissance remarquable. Les deux acteurs puisent loin en eux et font preuve d’une vulnérabilité hors norme pour rendre avec justesse leurs partitions déroutantes. On pourrait applaudir le travail de direction d’acteurs de la cinéaste, mais il faut reconnaître que le duo transmettait déjà cette énergie brute sur les planches.
Anne Émond n’a pas peur des images crues et elle fait le pari de nous confronter de plein fouet aux horreurs que subit Sophie. Rien n’est suggéré, tout est montré. L’intention est assumée : déstabiliser le public et susciter le malaise et l’inconfort en le mettant face au fléau de la misogynie en ligne, une violence sexiste encore trop souvent banalisée ou impunie. Si la mise en scène est percutante, le récit, lui, prêche par excès de didactisme. Lors du dénouement, un montage qui surexplique les révélations finales, pourtant déjà très claires, laisse ainsi croire que la réalisatrice et son actrice/scénariste sous-estiment malheureusement l’intelligence et l’esprit critique du public de leur thriller psychologique au propos néanmoins fort et criant d’actualité.
23 février 2024