Lumière silencieuse
Carlos Reygadas
par Gérard Grugeau
Un homme marié et père de six enfants tombe amoureux d’une autre femme, contrecarrant ainsi les lois de Dieu et des hommes. En apparence, rien de plus commun que cette histoire d’adultère où un homme sombre dans sa nuit intérieure avant de trouver la lumière. Mais Carlos Reygadas n’est pas un cinéaste commun, même quand son côté démiurge le tire vers la grandiloquence (Japon, Bataille dans le ciel). Avec Lumière silencieuse, l’humilité est au rendez-vous et son cinéma, délesté en grande partie de son enflure poseuse, atteint une plénitude formelle inégalée. Entre lever et coucher de soleil bruissant des innombrables sons de la nature, Reygadas nous plonge avec une rigueur exemplaire au cur de la genèse du monde et le cinéma en semble tout à coup investi d’une nouvelle virginité prompte à dessiller notre regard. Et pour le spectateur, le chemin a sa noblesse, car il l’entraîne dans une longue rêverie mystique qui associe le pouvoir hypnotique du cinéma à la présence indicible du sacré.
Commune, l’histoire ne l’est pas non plus de par son unité de lieu (et le choix de comédiens tous non professionnels) puisqu’elle se déroule au sein de la communauté mennonite, au nord du Mexique, là où une austérité toute protestante régit les vies en marge du bruit et de la fureur du siècle, là où le temps semble s’être arrêté pour célébrer l’harmonie du monde. Lumière silencieuse, c’est un peu Ordet de Dreyer chez les fermiers mennonites. Il y est question d’amour conjugal, de transfiguration par la souffrance et la grâce, de foi rédemptrice et de miracle qui ramène les morts d’entre les morts pour que vive la vie, enfin désengourdie, amplifiée. Lumière silencieuse, c’est un peu aussi Les anges du péché de Robert Bresson à cause des gouffres de la vie intérieure, des pluies diluviennes qui terrassent les âmes souffrantes et du don de soi dans un chaste baiser qui tient lieu de «transfusion de sang spirituelle», selon l’expression d’Henri Agel*. C’est dire que le cinéma de Reygadas se nourrit abondamment de toute une culture religieuse pour toucher à des zones ineffables où le spirituel dessine à l’infini ses cercles concentriques. Mais l’univers du cinéaste, qui invite le spectateur au regard intérieur, baigne avant tout ici dans une sorte de panthéisme sensualiste vertigineux où Dieu ou le cinéma serait l’harmonie du monde, son principe insécable. Comme dans La comédie de Dieu du maître portugais João Cesar Monteiro, le cinéma naît lui aussi du cosmos et y retourne.
Et c’est cette harmonie du monde perdue que la caméra de Reygadas traque ici dans chaque séquence, en jouant de la fixité du plan ou de travellings fluides à la langueur savamment étudiée, qui apparente le film à une sorte de rituel solennel. Rituel à la fois serein et angoissant où, à travers le parcours de Johan, affleure le tragique et la beauté de la condition humaine écartelée entre des forces contradictoires. Ici, le temps ralenti scande les journées de labeur et génère une sorte d’intemporalité presque irréelle avant de s’immobiliser avec les morts. Ici, le verbe se fait parcimonieux, mais dense, car il livre l’essentiel et repousse l’accessoire, comme s’il était en quête d’une vérité intérieure qui éloignerait la vanité de l’esprit et procéderait avant tout d’un rapport sensible à soi et au monde. Ici, les sons amplifiés éveillent toutes sortes d’échos oubliés. Ici, l’espace se sculpte en plan large à même une nature accueillante ou orageuse, et à même les visages chargés d’une humanité vibrante. Entre le désir (Marianne) et le cur (Esther), la lumière et les ténèbres (séquence du garage), entre le hors foyer et le distinct (la fleur mystérieuse au bord du bassin d’eau), l’âme confuse et vulnérable de Johan cherche sa voie. Dans ce monde rendu opaque, il y aura un prix à payer. On craint un temps pour les enfants prisonniers d’une camionnette énigmatique, mais c’est l’épouse qui sera la victime «élue» lors d’une séquence mémorable sous la pluie, où la caméra sous tension semblera elle-même aimantée par le déchaînement des éléments. Il faudra finalement un miracle à hauteur d’homme (et non divin comme chez Dreyer et Bresson) pour que la grâce chemine et que la main de Marianne recueille la lumière qui ramènera la paix et l’harmonie du monde au chevet de la morte. Comme la nature a ses cycles, la mort ici sera source de vie. On l’aura compris, par la remarquable composition plastique de ses plans, par son économie de moyens et son rythme retenu qui love le spectateur dans une sorte de flux engourdissant, Lumière silencieuse a tout du parcours initiatique, de la méditation intérieure, de l’exercice de décantation mystérieux qui favorise l’émergence du spirituel et l’abandon dans le grand Tout. La lumière était là et, pourtant, nous refusions de la voir alors qu’elle était en nous. Il fallait le cinéma ample et généreux de Reygadas pour nous le rappeler.
*Le cinéma et le sacré, Henri Agel et A. Ayfre, Éditions du Cerf, 1961.
11 septembre 2008