MÁ SÀI GÒN (MÈRE SAIGON)
Khoa Lê
par Robert Daudelin
En 2013, à l’occasion d’un voyage familial au Vietnam, Khoa Lê avait tourné Bà Nôi (Grand–maman), un portrait inoubliable de sa grand-mère de 93 ans. Son nouveau voyage dans son pays d’origine a cette fois un tout autre but : faire connaissance avec la communauté LGBTQ+ de Saigon.
Portrait multiple, impressionniste, mais toujours sensible et complice, Má Sài Gòn débute magistralement par un plan fixe de huit minutes nous proposant de suivre la conversation de deux jeunes personnes fort préoccupées par leur tenue vestimentaire et leurs soins de beauté ; l’une des deux étant sourde, la conversation suppose de notre part une attention exceptionnelle, celle qu’il faudra adopter pour bien pénétrer le paysage humain que le film va explorer passionnément.
Très rapidement Khoa Lê nous emmène en terrain privé, utilisant le quotidien le plus banal – le petit déjeuner pris au pas de course avant de filer au boulot – pour nous faire pénétrer dans l’intimité de ceux et celles qui ont accepté de lui ouvrir leur vie. Toute la richesse du film est là, dans sa justesse de ton, dans sa distance respectueuse, dans sa discrétion qui n’en permet pas moins les confidences et l’émotion.
Magnifiquement servi par la caméra, attentive autant que généreuse, de Mathieu Laverdière, le film s’impose immédiatement par sa qualité plastique, de la lumière ambiante qui habille les personnages jusqu’aux portraits stylisés des participant·e·s qui rythment le film et qui, par opposition, baignent dans une lumière totalement artificielle pour fixer définitivement le profil de chacun·e. Ce parti-pris à l’image est bien servi par une bande sonore très riche (ambiances sonores de la ville, chansons, musiques) et parfaitement intégrée qui devient un élément supplémentaire de communication et de compréhension des personnes rencontrées.
Si Má Sài Gòn se présente comme la plongée dans une communauté, aussi diverse qu’insaisissable, c’est dans la qualité des portraits que le film trouve sa force : la promenade en pédalo des deux jeunes hommes, inquiets à la veille de leur mariage et rêvant déjà de leurs futurs enfants, est un moment d’une grande intensité ; moment qui se poursuit sur un mode plus léger à l’occasion d’une promenade avec les parents de l’un des deux dans un étonnant jardin de courges. Ces deux séquences, par leurs propos déroutants sur la famille et les liens filiaux, ne sont pas isolées : plusieurs autres participant·e·s insistent sur l’importance des liens familiaux et la qualité de ces liens est plusieurs fois célébrée à travers le film, notamment dans la longue séquence du « drag show » où une jeune personne queer fait l’essayage de son costume – corset compris – devant sa mère admirative. Le dernier plan de cette séquence est par ailleurs l’un des moments les plus justes, les plus émouvants du film : le spectacle terminé, la mère et son enfant rentrent à la maison, bras dessus, bras dessous, dans une petite rue mal éclairée d’un quartier modeste, en faisant le bilan de cette première incursion dans le monde du spectacle.
Film d’amitié et de complicité active, Má Sài Gòn est aussi un film qui fait une place privilégiée au rêve : rêve d’une vie autre – « j’ai sombré dans le pays des rêves », avoue l’un des intervenants – voire d’une vie qui n’est pas encore accessible – « Si je dois renaître un jour… », évoque un autre. Même la télé peut faire rêver, comme le propose une séquence absolument magique du film. Encore une fois, le travail de la caméra est ici déterminant pour créer le climat onirique souhaité par Khoa Lê, à preuve cette séquence étonnante de la chanson d’une femme trans dans la rue, parmi les passants, une chanson qui devient une confession publique.
Bien que centré sur les personnes qui acceptent de se confier, de se mettre à nu, et même si le film nous montre assez peu Saigon, l’atmosphère de la ville est pourtant très présente, du parc du premier plan aux rues animées des quartiers populaires. C’est aussi, plus indirectement, le portrait du Vietnam actuel, un pays en plein bouleversement qui cherche sa modernité en voulant conserver ses valeurs traditionnelles, notamment familiales.
Si la pandémie a allongé le temps du tournage et bousculé sa planification – certain·e·s participant·e·s rencontré·e·s une première fois ayant disparu dans l’intervalle – les portraits rassemblés par Khoa Lê ont tous une existence forte ; ce sont des portraits fouillés, qui sollicitent notre attention, notre solidarité, notre affection.
Faisant bon usage d’une complicité qui évite tout voyeurisme, Má Sài Gòn est l’œuvre d’un authentique documentariste capable de saisir le monde dans son mouvement complexe et de nous permettre de l’approcher avec un esprit ouvert, susceptible, comme le rappelle un·e des intervenant·e·s du film, de « transformer nos vies en rêves ». Ce dont nous avons bien besoin par les temps qui courent…
5 février 2024