Mademoiselle
Park Chan-wook
par Elijah Bukreev
Mademoiselle s’achève sur une note de romantisme inespéré. Pourtant, comme on a pu le voir au cinéma cette année, entre le Japon et la Corée, ce n’est pas une histoire d’amour. D’abord, The Wailing (Na Hong-jin) qui a littéralement diabolisé un Japonais arrivé dans un village coréen; puis The Age of Shadows (Kim Jee-woon), qui représentera la Corée du Sud aux Oscars, a suivi un groupe de résistants sous l’occupation japonaise dans les années 1920. C’est dans ce même contexte historique que Park transpose Fingersmith, le roman gothique de Sarah Waters qui se déroulait à l’origine en Angleterre au milieu du 19ème siècle et que le réalisateur se réapproprie ici complètement.
Ce thriller érotique en trois actes se plaît à nous enfermer, longtemps, dans un manoir (au style mi-occidental, mi-asiatique, un clin d’œil évident) parfumé de secrets, que l’on croirait issu d’un fantasme hitchcockien où le voyeur est roi. Ses résidents, maîtres et serviteurs, dissimulent tous leurs intentions réelles derrière un masque d’impénétrabilité, qui tombe progressivement à mesure que des révélations brutales retournent la situation au point de nous amener à revisiter les mêmes évènements sous un angle entièrement nouveau. Ainsi se joue, sur fond de sadisme et de complots, une relation amoureuse entre deux femmes, Hideko, jeune héritière japonaise, et Sook-he, une pickpocket dickensienne qui devient sa servante.
C’est principalement par le choix des costumes que l’on devine l’origine victorienne du récit, mais la sexualité transgressive et la violence extrême qui font la marque de Park et qui pourraient être associées au cinéma coréen en général, auraient difficilement pu être intégrées dans un film occidental. C’est une œuvre d’autant plus choquante qu’elle ne semble avoir aucune volonté de choquer. Le cinéma américain a tendance à exploiter l’effet choc ; Park affecte quant à lui une sincérité désarmante, un désintérêt vis-à-vis du code moral habituel. Ce n’est pas tant la nudité ou le sang qui étonnent (il y en a d’ailleurs relativement peu), mais l’innocence avec laquelle se déploie cet étrange détachement.
Il y a toutefois dans ce film un énorme changement par rapport aux œuvres précédentes de Park : pour la première fois, le réalisateur adopte un ton enjoué, et ce malgré les tourments auxquels il expose ses personnages. Il n’y a plus cette impression de tragédie grecque ; nous assistons à une orgie cinématographique dans laquelle tout est permis et où domine le second degré. Park se pose ici en prestidigitateur, quelqu’un qui manipule les éléments du récit à son aise, tout en évitant de se prendre trop au sérieux. L’esprit du film est contaminé par ce plaisir d’être dupé que l’on ressent dans les histoires d’escroquerie, car c’est bien à une série de tours de passe-passe narratifs auxquels nous assistons.
Les mises en abîme se succèdent alors que les personnages adoptent une nouvelle identité, brouillant les limites des classes sociales ou des nationalités. Dans le contexte colonial, les rôles de l’oppresseur et de l’opprimé se retrouvent ainsi curieusement inversés : Kouzuki, l’oncle de Hideko, une sorte de marquis de Sade impotent qui la retient prisonnière, est un Coréen qui se prétend de noblesse japonaise, alors que la jeune femme est Japonaise (bien qu’interprétée par l’actrice coréenne Kim Min-hee), mais préfère s’exprimer en langue coréenne. En général, c’est le sexe des personnages qui détermine ici leur position de pouvoir, et non pas nécessairement leur rang social.
Ainsi, Hideko et Sook-he se retrouvent rapidement en situation d’égalité, alors que Fujiwara, le complice de Sook-he, et l’oncle Kouzuki, les deux personnages masculins, dominent clairement les deux femmes. On pourrait potentiellement se hasarder à accuser le film de machisme pour la façon dont il représente les scènes intimes. Si ces passages contribuent à émanciper les personnages, ils font également écho à d’autres séquences dans lesquelles un spectacle érotique était mis en scène pour un public masculin. Serait-il donc possible d’interpréter la sexualité féminine dans le film comme une continuation de ce regard pervers de l’homme ? Il est évident que Park était conscient de ces enjeux dès le départ, et puis adopter une telle interprétation reviendrait à ignorer la portée globale de l’œuvre. Le symbolisme de la femme en tant que poupée est constant ; celle-ci, élevée pour devenir une machine à plaisir, et confinée dans ce rôle indéfiniment, se révolte au final contre la domination masculine en coupant ses ficelles.
Il y a dans Mademoiselle un parallèle évident avec Stoker, le film américain précédent de Park, qui permettait lui aussi à un personnage féminin de s’affranchir par des méthodes non conventionnelles en recourant à une violence cathartique et libératrice. Et plus encore que dans Stoker, le réalisateur porte un discours optimiste, moins hanté, ouvert aux plaisirs que peut offrir le cinéma de genre. Son amour pour la forme y est évident, son attachement au passé se sent jusque dans la musique, qui s’inspire des compositeurs de l’époque, notamment de Sergueï Prokofiev. C’est en maître véritable que Park Chan-wook se permet ici de divertir, simplement, sans arrière-pensée.
La bande annonce de Mademoiselle
27 octobre 2016