Mafrouza
Emmanuelle Demoris
par Marie-Claude Loiselle
Mafrouza est une œuvre unique et colossale. Colossale non seulement par sa durée inhabituelle (12 h 30 divisées en cinq parties), mais aussi par l’ampleur de ce que la cinéaste, Emmanuelle Demoris, parvient à embrasser en entrelaçant subtilement les liens de l’intime et du collectif.
La manière même dont ce projet a vu le jour demande qu’on s’y arrête. Partie en voyage de recherche autour de la Méditerranée avec le désir de réaliser un film sur les rapports que les vivants entretiennent avec les morts, la cinéaste fait halte dans un bidonville d’Alexandrie construit sur les vestiges de la plus importante nécropole de l’époque gréco-romaine. C’est là que son périple prend fin et où elle reviendra, un an plus tard, pour amorcer un tournage qui s’étalera sur une période de deux ans et demi (entre 2001 et 2004) et durant lequel le destin et les rêves des hommes et des femmes qui habitent ce quartier retiendront toute son attention. Il faudra ensuite quatre ans de montage pour mener à terme cette ambitieuse entreprise qui, au final, aura mis 11 ans à voir le jour.
Un rapprochement avec la longue fréquentation de Fontainhas par Pedro Costa, qui y a tourné trois films en 10 ans, s’impose bien sûr d’emblée, et tout particulièrement avec Dans la chambre de Vanda. Mais la comparaison se limite toutefois à ce travail sur la durée que partagent les deux cinéastes et qui leur a tous deux permis d’imprimer durablement dans notre mémoire le souvenir d’une communauté d’hommes et de femmes qui étaient l’âme de ces quartiers aux ruelles tortueuses, tombés depuis sous le pic des démolisseurs (les habitants de Mafrouza ont été relogés dans une cité HLM en 2007, trois ans après la fin du tournage). Il s’agit bien pour l’un comme pour l’autre de prendre le temps de transformer le regard que l’on porte sur ceux que l’on réduit souvent à n’être que les « pauvres des pays du sud», de mettre en échec l’impression de savoir ce qu’est la vie dans un bidonville, mais surtout il s’agit de sentir vivre un quartier, son rythme, et ce que portent les moments du quotidien qui s’y succèdent. Pour Emmanuelle Demoris, ces moments vont des plus anodins (prendre le thé entre amis) aux plus importants (les mariages, la naissance d’un enfant). En laissant durer les plans, les séquences, la cinéaste ne nous place pas devant ce qui pourrait être juste des images d’un mariage par exemple, comme celui qui nous propulse dans le film dès sa première partie (Oh la nuit !). Cette séquence d’une trentaine de minutes nous plonge avec les gens du quartier au cœur de l’énergie de cette célébration, avec ses flamboyantes joutes oratoires de deux chanteurs saïdi, les déhanchements envoûtants des femmes qui créent l’attroupement au milieu d’une ruelle, le cortège nuptial en liesse, la prise de la photo officielle des nouveaux mariés, jusqu’à ce qu’ils gagnent l’intimité de leur modeste maison. Et cette durée est aussi ce qui nous permet d’éprouver aux côtés de deux jeunes hommes – Hassan, un des chanteurs saïdi, que nous apprendrons à connaître tout au long des cinq parties du film, et un de ses copains – ce que c’est de passer une nuit blanche à flâner en quête d’amusement, croisant au passage des vendeurs itinérants, une foire de quartier, assistant sur une place publique à une séance de transe religieuse hallucinée, jusqu’à échouer au petit matin sur une terrasse de café, vaincus par la fatigue, pour laisser libre cours à une succession de calembours insensés et à une complainte sur la beauté du monde, entrecoupés de longs silences, avant de rentrer à Mafrouza alors que, tranquillement, le quartier s’éveille (3e partie, Que faire ?).
Que faire quand l’eau inonde la maison, comme c’est le cas pour le vieil Abu Hosny, qui, tel Sisyphe, passe ses journées à vider le débordement de la nappe phréatique qui envahit sans relâche le lieu où il vit? Que faire de son temps quand on a vingt ans et pas vraiment de projets ? Que faire quand on est âgé, que l’on n’a rien sinon des amis avec qui parler ? (« Les pauvres sont des moulins à paroles», dit l’un d’entre eux.) Et face à ce beau couple que forment Ghada et Adel, qui attend son deuxième enfant, que faire de mieux que de chercher à saisir cette force vitale et tranquille qui émane de leur présence, comme durant ce moment presque magique passé à la plage auprès d’eux où la cinéaste est simplement attentive à ce temps qui ne pèse pas, où il n’y a pour les baigneurs qu’à profiter de la mer et du soleil qui, ce jour-là, semble briller pour tout le monde.
Le film impose peu à peu son rythme pro- pre, sa façon de nous immerger dans des blocs de temps, qui sont autant de moments de vie, jusqu’à ce qu’il devienne évident que la force de notre rapport à ce qui est vécu à l’écran est intimement liée à cette durée. Comment sans cela saisir l’obstination de cette paysanne qui construit un four à pain au milieu de la décharge publique, pétrit et roule la pâte sous les invectives de ses voisins? Et le climat particulier de ce moment suspendu durant lequel Ghada et Adel attendent la naissance de leur enfant au milieu de leur famille réunie pour les accompagner ne nous serait jamais resté en mémoire de façon aussi prégnante sans ce temps que la cinéaste prend pour nous faire partager cette attente: sentir leur calme mêlé d’excitation contenue, assister à ce beau et long moment où chacun s’abandonne à la somnolence avant que la caméra se retire puis nous ramène, au moyen d’une ellipse, auprès du couple et de leur nouveau-né (4e partie, La main du papillon).
La cinéaste ne joue pourtant jamais le jeu de la complicité, ne fait jamais de la relation qui s’installe avec ceux qu’elle filme l’enjeu du film. Tout repose sur le seul fait pour elle d’être présente là, à leur côté, de les écouter, d’entendre ce qu’ils ont à dire et d’être attentive à la manière qu’ils ont de donner aux mots leur poids de sens. Nous n’entendrons d’ailleurs toujours que leurs voix, jamais celle de la cinéaste. Si la caméra agit en témoin discret, ce n’est pas qu’Emmanuelle Demoris voudrait nous laisser croire que les gens sont indifférents à sa présence et à celle de la caméra. Bien au contraire, elle est à quelques reprises interpellée (sous le surnom de « Iman », pour Emmanuelle), on lui tend un verre de thé derrière la caméra, et elle se trouve même prise à partie par ceux qui découvrent inopinément sa présence : « Le film, c’est pour diffamer l’Égypte? Vous le montrerez dans votre pays. Vous montrerez comment on vit en Égypte. » À cette remarque, celui qui est le sujet de la séquence, le cheik épicier Mohamed Khattab, répond : « Le cœur, pourquoi Dieu l’a créé ? Si je n’aimais pas Iman, vous ne seriez pas là.» Pour que ce qui a été recueilli de l’existence des gens de Mafrouza ne soit pas que des images et des mots pris et emportés, il fallait que la présence de la cinéaste en vienne à être acceptée presque sans condition par ceux qu’elle a accompagnés pendant plus de deux ans. Dès lors, le fait de filmer l’attente précédant un accouchement, d’être témoin du désarroi du chiffonnier devant le départ de sa femme, de voir Adel ouvrir les pages de son journal où dessins et poèmes ravivent le souvenir de son premier amour, ne relève en rien du tour de force, de la confidence arrachée et encore moins de l’impudeur, mais uniquement d’une relation simple, d’une expérience commune que consentent à partager ceux qui y participent.
Emmanuelle Demoris ne faisait pas que passer à Mafrouza, et le fait de retourner jour après jour, mois après mois dans les mêmes lieux, auprès des mêmes gens, de quitter Alexandrie après quelque temps mais d’y revenir pour poursuivre ce qui avait été entrepris, installe un mouvement cyclique au cœur même du film, avec ses répétitions et ses variations. Ce mouvement repose sur cette façon de revenir sans cesse vers Hassan, vers le cheik épicier, vers le vieil Abu Hosny, vers Ghada et Adel et quelques autres pour reprendre le fil de rencontres qui gagnent sans cesse en densité, mais les lents travellings entre les murs des étroites ruelles du quartier y participent également en s’imposant d’emblée comme un élément de transition, faisant exister à l’écran l’espace du quartier tout en servant de passage temporel, de sas d’entrée vers une nouvelle séquence.
Il faut voir aussi comment la parole, le chant, la poésie marquent le film d’une pulsation qui y diffuse une énergie souveraine. Poèmes d’amour lus par Adel ou le chiffonnier, longues chansons aux méandres vertigineux chantées a capella par Hassan et son « rival », ces « mots comme des rêves », disent-ils, apportent constamment un souffle libérateur – « Nous les libres, chanteront-ils ailleurs. Garçons libres, on joue avec le feu » – et élèvent la parole au rang d’essence vitale. Ces incursions de la poésie au cœur du réel ne mettent que davantage en lumière combien ce réel lui est intimement rattaché. Ainsi nous passerons sans heurt du récit que fait le chiffonnier de sa vie dure et du départ de sa femme à ces mots qu’il lit : « Après toi, mon amour, la chance vivra […], un jour la vie sera meilleure, et le lendemain, on frappera les tambours », avant d’enchaîner avec un chant qui, comme un écho, semble répondre à la douleur de celui que l’on vient de quitter : « Dommage pour ce cœur tendre que je t’ai consacré, dommage… ».
Du monde qu’Emmanuelle Demoris nous a permis de pénétrer, nous retiendrons avant toute chose l’extraordinaire chaleur humaine qui cimente les liens d’une communauté, mais aussi l’énergie et la force stupéfiante qui tiennent à un seul héritage : la liberté. Malgré l’adversité à laquelle ils font face, ces hommes et ces femmes, tels que la cinéaste les a filmés dans ce quartier de Mafrouza, sont libres, et ils nous engagent à l’être avec eux.
Mafrouza est actuellement disponible sur MUBI.
Ce texte a été initialement publié dans le numéro 157 de 24 images, consultable ici.
3 septembre 2021