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Critiques

Mammuth

Gustave Kervern

par Romain Chareyron

Parvenir à offrir un regard neuf sur ce que l’on pensait connaître jusqu’à l’ennui, voilà l’un des objectifs du cinéma qui, lorsqu’il y arrive, procure au spectateur un plaisir aussi intense qu’immédiat. Un tel phénomène attend ceux qui choisiront de s’aventurer dans l’univers de Mammuth, nouveau film de Benoît Delépine et Gustave Kervern (Louise-Michel, Aaltra). En dressant le portrait d’un homme qui s’éveille à la vie, les deux réalisateurs délaissent quelque peu leur vision au vitriol de l’humanité pour y injecter une tendresse et une douceur nouvelles. Ils nous rappellent également que Gérard Depardieu peut être un grand acteur, capable des émotions les plus subtiles.

Gérard Depardieu, c’est Serge Pilardosse, que nous découvrons le jour de son départ en retraite. Ayant travaillé dès son plus jeune âge, enchaînant les petits boulots sans jamais avoir le luxe de questionner ses choix, Serge se retrouve en terre inconnue lorsqu’il est confronté à une nouvelle existence qu’il doit se construire lui-même et qui lui échappe complètement. Par hasard – et par chance – un problème de bulletins de salaire manquants va l’amener à enfourcher sa moto – la « Mammuth » du titre – et à retourner sur les traces de son passé. Ce périple sera pour lui l’occasion d’une renaissance, car cet homme, qui avait jusque-là vécut sa vie en automate, va se redécouvrir et s’ouvrir au monde, au contact de ceux qui vont croiser sa route.

L’attrait principal du film est bien évidemment Gérard Depardieu, mais aussi et surtout la manière dont les deux réalisateurs parviennent à déconstruire l’image de ce dernier afin de lui donner une présence nouvelle. Ogre du cinéma français, Depardieu s’était peu à peu laissé dévorer par son statut d’icône, ce dernier prenant le pas sur ses rôles. Delépine et Kervern ont ainsi eu l’idée, non pas de nous faire oublier l’homme – tâche impossible s’il en est – mais de jouer avec intelligence la carte de l’intertextualité, en utilisant toute l’histoire du cinéma que convoque la présence physique de cet acteur à l’écran. Il est par exemple difficile de ne pas voir le personnage de Serge comme un écho à celui de Jean-Claude, le personnage de jeune rebelle libertaire incarné par le même Depardieu dans Les Valseuses de Bertrand Blier, film qui le révéla au grand public en 1974.

Si d’aucun compareront la transformation physique de l’acteur avec celle opérée par Mickey Rourke dans le film The Wrestler, de Darren Aronofsky, c’est dans la manière dont ces deux fictions se présentent comme des documentaires déguisés sur  les corps « hors-normes » qu’elles mettent en scène qu’il faut chercher des similarités, ainsi que l’essence du film de Delépine et Kervern. À la manière d’Aronofsky, ces derniers s’attachent à filmer un corps malmené par le temps et les excès, reflet du destin d’un être singulier. Un corps dont la pesanteur et la masse envahissent l’espace de la fiction, et dont la singularité est soulignée par des choix de cadrage qui en font ressortir le caractère anachronique (on pense à la scène du répondeur dans la chambre d’hôtel, ainsi qu’aux travellings suivant le personnage de dos). En dépouillant ainsi Depardieu de tous les oripeaux de la star, le film participe d’une mise à nu – au propre comme au figuré – de l’acteur et de son jeu, pour laisser place à une plus grande simplicité dans la manière de véhiculer l’émotion. Il y a effectivement longtemps que l’on n’avait pas vu Depardieu aussi sobre, aussi juste, cherchant à donner corps à l’éveil progressif de son personnage à la douceur des choses et aux plaisirs simples de l’existence.

Mais il faut également rendre justice aux autres personnages qui composent le film, et tout particulièrement à l’excellente Yolande Moreau qui, dans le rôle de Catherine, la femme de Serge, délaisse les compositions plus extrêmes de ses derniers films (Séraphine, Louise-Michel) pour interpréter une femme ancrée dans le réel, toute entière animée par l’énergie du désespoir. De façon plus anecdotique, Isabelle Adjani se joue, elle aussi, de son statut de diva énigmatique du septième art, en campant le fantôme halluciné du premier amour de Serge, qui hante le bord des routes.

Enfin, si l’on prend un tel plaisir à assister à la révolution intérieure de Serge, c’est également parce que les réalisateurs ont su amener un élément qui était en grande partie absent de leurs précédentes œuvres: la tendresse. Si l’on retrouve toujours cette férocité dans la peinture sociale qui est dressée, ainsi que cette capacité à rendre compte, par des moyens purement visuels, du grotesque de certaines situations (le pot de départ en retraire), tout ceci est désormais tempéré par une forme de bienveillance à l’égard des personnages. Ainsi, la quête personnelle de Serge atteint à l’universel et trouve des résonances chez quiconque a déjà connu l’envie de prendre les chemins de traverse pour partir à la recherche de sa vie.


21 octobre 2010