Mank
David Fincher
par Apolline Caron-Ottavi
« On ne résume pas la vie d’un homme en deux heures. Tout au plus en donne-t-on un aperçu ». Cette phrase qu’il attribue à Herman J. Mankiewicz, David Fincher la comprend bien. Mank n’est pas un biopic – pas plus que ne l’était The Social Network – mais le fragment d’une vie, dont le but n’est pas tant de faire le portrait détaillé d’un homme que de devenir la chambre d’écho d’une époque : en l’occurrence, ce fragment couvre une décennie, celle des années 1930, qui s’achève par l’écriture d’un chef-d’œuvre, inspiré de la vie du magnat de la presse californienne William Randolph Hearst (et de sa maîtresse, la jeune actrice Marion Davies) : Citizen Kane. Scénario écrit non pas par celui dont on connaît tous le nom, le jeune génie ambitieux qui n’avait que 24 ans lorsqu’il initia le projet, mais par un scénariste trop souvent abonné aux contributions non créditées et dont la réputation, entachée par son goût de la dérision, sa marginalité irascible et son penchant alcoolique, était alors sur le déclin.
Si personnel pour le cinéaste, tant attendu par les cinéphiles, Mank se révèle bel et bien être un film remarquable, l’un des plus passionnants de son auteur. Une œuvre à tiroirs, un merveilleux emboîtement temporel et intellectuel, une mise en abyme aux facettes miroitantes qu’on n’a de cesse de déplier avec délectation. Contrairement à son personnage, le scénariste de Mank se voit accorder tout le crédit qu’il mérite, n’étant nul autre que le père du cinéaste, l’ancien journaliste Jack Fincher. À travers l’écriture de son père, Fincher rend hommage au travail d’innombrables auteurs privés des feux de la rampe. Si à l’époque contemporaine, avec l’avènement des séries, les spectateurs sont un peu plus conscients du rôle des scénaristes, cela ne signifie pas pour autant que ceux-ci aient gagné en notoriété et on continue d’ignorer trop souvent les plumes cachées derrière les plus grands noms de l’histoire du cinéma. Le culte des « auteurs », associé à la mise en scène, a trop souvent occulté l’apport majeur des conteurs qui leur fournissait du grain à moudre.
Mank ne cherche toutefois pas à minimiser le talent d’un Orson Welles. Le film ne cherche pas tant à réécrire l’histoire qu’à la compléter, pas tant à contester qu’à réhabiliter et, nous y reviendrons plus loin, son véritable sujet n’est même pas réellement la genèse de Citizen Kane. D’ailleurs peu présent dans le film, Welles est montré comme un intuitif brillant et ambitieux, capable de tirer le meilleur de ce qui l’entoure : un marginal bourré d’idées qui a su reconnaître le génie en Mankiewicz, autre marginal, de même qu’il saura par exemple se réapproprier, au moment de tourner, les fulgurances de l’expressionisme allemand. En écho à ces allers-retours, rappelant que la modernité ne naît jamais de rien, Fincher s’amuse d’ailleurs à se placer faussement en retrait, signant une mise en scène en trompe-l’œil, qui se rapproche au premier abord du pastiche tout en démontrant l’impeccable maîtrise du cinéaste. Le noir et blanc soigné évoque le passé tout en assumant le piqué du numérique, loin de l’image contrastée des films en pellicule ; la nuit américaine et les effets visuels rétro (incluant les marques de changement de bobines) côtoient un montage contemporain et des travellings quasi scorsesiens ; et tout en mimant les allures du début de l’âge classique hollywoodien ou l’atmosphère caractéristique des films Pré-code, le cinéaste cadre son hommage dans un format Cinémascope beaucoup plus tardif que la période filmée. Tout le défi est en réalité de savoir comment rendre justice à l’écriture, dans une œuvre qui se déroule à l’époque où le cinéma muet tire sa révérence, marquant l’avènement d’un cinéma brillant par l’éloquence : portées par des acteurs qui s’en donnent à cœur joie (Gary Oldman, Charles Dance et Amanda Seyfried au sommet), incarnant des personnages qui se reprochent parfois d’avoir le mot de trop, les répliques pleines d’esprit fusent tandis que ce sont les sous-entendus qui sont décisifs, le texte impose son rythme et, plus que jamais, on se rappelle à quel point Fincher excelle et jubile lorsqu’il filme la parole. Il est des histoires qui ne peuvent se raconter sans dialogues et celle-ci en est une.
Fincher père avait également écrit un scénario sur la vie d’Howard Hughes. Hughes ou l’ombre de Hearst dans Citizen Kane, on reconnaît là une prédilection dont le fils fera une obsession au fil de son œuvre, et à laquelle il donne dans Mank une nouvelle profondeur : la monstruosité respectable qui se cache derrière les ascensions fulgurantes, le pouvoir et l’argent, favorisant la corruption de la société et l’émergence violente de la monstruosité littérale au bas de l’échelle. Un danger que Mankiewicz s’est lui-même attelé à dénoncer lorsqu’il commence à écrire Citizen Kane, à la fin des années 1930. La date n’est pas anodine, mais pour en comprendre tous les enjeux, il faut remonter dans le temps. C’est ce que fait Fincher dans son film, en entremêlant deux trames narratives. L’une, statique et confinée, nous montre Mank à l’aube des années 1940, la jambe plâtrée suite à un accident, isolé par Welles dans une prison dorée censée le soutirer à toute distraction pendant l’écriture du film ; l’autre, mouvementée, parcourt à pleine vitesse la décennie qui a précédé, depuis 1930, dans l’effervescence hollywoodienne et le bouillonnement politique et social de l’époque.
Mank prend là une toute autre dimension, qui va dans le sens de l’analyse de certains historiens et qu’il est salutaire de présenter à l’écran : les années 1930 éclairent notre propre époque d’une étrange et terrible lumière. Disséminés au gré des séquences, les enjeux débordant le cinéma montent en puissance : la récession économique et la fulgurante et indécente montée des inégalités qui l’accompagne ; l’ascension de Hitler et de l’antisémitisme en Europe, accueillie avec une tiédeur gênée par des business men qui souhaitent préserver le marché allemand ; le secret de polichinelle des arrangements entre les élites de la politique et de la finance ; l’avènement de l’hégémonie états-unienne, sur fond de chaos mondial ; des médias qui perdent en indépendance et deviennent l’organe d’une propagande plus discrète et acceptable que celle des fascistes, mais insidieuse en ce qu’elle a lieu en pays libre. L’événement historique marquant du film est ainsi la campagne de l’écrivain socialiste Upton Sinclair, dont le discours trouve preneur dans un contexte de misère galopante. « Plutôt Hitler que le Front populaire », glissait-on au même moment entre initiés en France. L’acharnement à faire tomber le candidat – au nom de la menace communiste, mais en réalité pour préserver les intérêts d’une minorité – est l’œuvre des Républicains avec l’appui majeur de Hearst et des pontes d’Hollywood Louis B. Mayer et Irving Thalberg : quoi de mieux que l’industrie du divertissement pour contrôler les masses ? En se penchant sur ces événements, Mank parle là encore formidablement bien de cinéma, rappelant que celui-ci en tant qu’incroyable vecteur d’idées et créateur d’images, ne peut être apolitique.
Hollywood, boîte de Pandore et machine à rêves : sujet ultime pour un cinéaste des faux-semblants, qui prennent dans Mank le visage d’un ancien humaniste devenu requin, d’un producteur méprisant la famille dont il se réclame, d’un technicien de gauche condamné par le pacte faustien qui lui a permis d’accéder au rang de réalisateur, d’une starlette plus intelligente qu’elle n’en a l’air tout en étant aveuglée, ou encore d’un scénariste finalement moins cynique et désabusé qu’il n’y paraît. Mankiewicz est conscient des paradoxes de la machine dont il est partie prenante, sans toutefois toujours les contrer, ayant souvent préféré les oublier dans l’alcool. L’écriture de Citizen Kane devient dès lors un combat existentiel : une œuvre de conscience, ultime bataille éthique dans un monde du spectacle qui a vendu son âme. Le traitement complexe et la place importante des personnages féminins qui entourent Mank – et le soutiennent infailliblement malgré ses travers – ne cessent ainsi de révéler la part de fragilité de cet homme qui est une épine dans le pied du système tout en étant l’huile de ses rouages, qui voit avec lucidité la gravité du cours des choses tout en acceptant la position du bouffon du roi, qui se moque avec raison de la gloire, mais pour qui l’Oscar du meilleur scénario pour Citizen Kane sera l’accomplissement (mérité) d’une vie. Fincher y pensera à n’en pas douter si Mank l’amène un jour à monter sur scène.
21 décembre 2020