Maps to the Stars
David Cronenberg
par Céline Gobert
Pas besoin d’aller fouiller bien loin le soir d’Halloween : vous trouverez des fantômes, des vampires et des zombies dans le dernier Cronenberg. A l’instar de Cosmopolis, avec lequel il forme le premier diptyque numérique de l’auteur canadien, Maps to the stars – du nom du plan répertoriant les maisons de stars distribué à L.A – démembre une mythologie américaine viciée, infectée par le capitalisme et l’obsession pour l’image.
Le film, tiré d’un script de Bruce Wagner, s’articule autour d’un quintette violemment désespéré (et désespérant). Havana Segrand (magistrale Julianne Moore, logiquement récompensée à Cannes), hantée par le spectre d’une mère incestueuse, est une star vieillissante et névrosée, dont l’égo-monstre écrase tout sur son passage. Benjie (Evan Bird), enfant-star drogué est un psychopathe sans sentiment, zombie déjà en rehab malgré son jeune âge (treize ans). Dr. Stafford Weiss (joué par John Cusack) est un coach/gourou, charlatan en développement personnel et frère incestueux. La rencontre entre Agatha (Mia Wasikowska), jeune vengeresse au visage brûlé, et Jerome (Robert Pattinson), conducteur de limousine et acteur scénariste raté, précipite la catastrophe en cours vers son immonde conclusion: seul existe ce qui se vend et qui s’achète, y compris sa propre image. Leur relation amoureuse est comparée, par le principal concerné, à une « recherche ». Plus qu’un sujet d’étude, il s’agit pour lui d’une possible opportunité d’en tirer quelque chose (de l’argent ou du succès). Le sexe y est malade et consanguin – et figure, en métaphore, le milieu rance d’Hollywood où l’évolution et la créativité sont mortes (il n’y a que des copies de copies, à profusion). Jouer la comédie ne consiste plus qu’à se vendre comme produit. L’actrice et l’acteur ne sont rien d’autre que de la chair consommable. Bad Babysitter 2, film fictif dans lequel joue le jeune ado, est un produit. La femme, sa beauté et son corps sont des produits. Même le sens de l’existence (si l’on en croit ce Stafford Weiss) est un produit comme un autre, qui se monétise. La grande foire aux monstres de Maps to the stars fait alors écho à celle que figuraient les milliardaires de Cosmopolis. Pattinson dans sa limousine – là-bas à l’arrière, ici à l’avant – sert de lien entre les deux films.
De Wall Street à Hollywood, et plus globalement dans un monde où l’Image vampirise et avale goulûment l’Identité, Cronenberg, cinéaste passionnant, filme pourtant ce qu’il a toujours filmé : la métamorphose humaine – et la mutation qui s’opère à l’intérieur du corps maltraité, qui vient transcender la matière (la chair) avant d’entraîner son sujet vers la mort. Il élève ainsi son dernier film bien au-dessus du simple exercice de name-dropping, bien au-dessus de l’habituelle satire cynique du monde des stars. Pensez entre autres à la métamorphose kafkaïenne dans The Fly, à la mortelle séparation des jumeaux dans Dead Ringers, aux corps à la sexualité malsaine de Crash, au ventre-magnétoscope de Videodrome. Chez lui, il est toujours question de chair que l’on déchire, que l’on arrache, que l’on abîme, et du rapport de l’Homme à sa propre peau. Cette obsession tend, ultimement, vers un narcisissme cauchemardesque : impossible pour ces personnages dignes d’une tragédie grecque, d’aimer qui que ce soit puisqu’ils s’aiment follement eux-mêmes. L’inceste, au centre de Maps to the stars (une mère qui touche sa fille, une sœur et un frère qui font des petits), n’est peut-être que la forme terminale de ce narcissisme. L’étape qui précède une mort obligatoire. Car, comme dans The Fly, comme dans Scanners, et dans presque toutes les œuvres de Cronenberg (!), la seule façon de stopper le drame (grotesque) est d’opérer le sacrifice d’une chair en souffrance. N’oublions pas que c’est toujours le corps qui souffre en premier des maux de l’âme : qui d’autre que le fantôme maternel transforme la star Havana en folle constipée ? N’est-ce pas la seule laideur de la vérité qui a d’abord défiguré Agatha ?
Sacrifier la chair signifie alors extirper l’être hors de sa carcasse malade – pour espérer le délivrer de ses démons. Sa mort, par immolation, grands coups sur la tête ou empoisonnement, est sa seule libération, sa seule liberté possible (les vers du poème Liberté de Paul Eluard sont récités à plusieurs reprises dans le film). Son film Videodrome, autre grande réflexion autour de l’image, l’annonçait déjà en 1983 :« Ton corps a déjà beaucoup changé mais ce n’est qu’un début, le début de la nouvelle chair. Tu dois aller jusqu’au bout maintenant. Transformation totale. Pour devenir la nouvelle chair, il faut d’abord tuer l’ancienne. N’aies pas peur de laisser ton corps mourir ».
C’est ainsi que Maps to the stars, trente ans plus tard, s’achève au Ciel, parmi les étoiles et non plus les bouts de chair (Cronenberg s’est tout de même assagi), permettant à ses créatures, meurtrières et déviantes, toutes hantées par l’inceste, de toucher cette Liberté : dernière Divinité en qui il est encore possible de croire. « Sur l’absence sans désir / Sur la solitude nue / Sur les marches de la mort / J’écris ton nom ». Le chemin que leur fait emprunter Cronenberg pour y accéder n’est toutefois pas dépourvu de cruauté : l’humour méchant et le rire crasse transforment leur chemin de croix en spectacle désopilant, confirmant et leur statut de bêtes de foire et notre responsabilité à titre de spectateurs (-voyeurs?), ce que questionnait déjà Videodrome. L’Image, qu’elle soit vue ou projetée à l’écran, n’a plus seulement un pouvoir sexuel et intellectuel sur autrui – elle possède, en 2014 et à l’heure de la prolifération des écrans et des médias sociaux, le pouvoir divin : celui d’animer, du latin anima. Donner l’âme. Donner la vie. Cronenberg, visionnaire ? Ce n’est plus un secret pour personne.
La bande-annonce de Maps to the stars
30 octobre 2014